*Cet article fait partie d’une suite sur le thème « Pourquoi et comment choquer au théâtre » écrit par nos deux finissants du programme d’Écriture dramatique, Tamara Nguyen et Hugo Fréjabise. Cliquez ici pour lire l'article de Tamara Nguyen, Pourquoi choquer? 



En étant post-dramatique.

— Et si on dit « livres de chevet » et si on raconte des histoires aux enfants pour les endormir, c’est bien que la fiction soulage, hypnotise et endort.

 

Le Drame est mort. Vive le Drame.

 

On a eu droit à tout. À toutes les extravagances fictives où Boileau dictait ses injonctions dramaturgiques. On a eu des personnages archétypaux et des quêtes architecturées. On a eu des plans plus prévisibles qu’une suite algébrique. On a eu droit aux étapes comme on parle d’un rallye en voiture dans le désert. La courbe dramaturgique est un Paris-Dakkar sauvage où des chauffeurs débiles rasent le désert incroyable en inventant des routes nécessaires. Reste la pollution des villages et le paysage oublié.

 

La courbe dramaturgique est une ligne au scalpel : on découpe les corps comme on laboure des champs sans tenir compte des pleines lunes / on recoud les fissures avec du gros fil rouge / on rejoint les deux bouts (joindre les deux bouts est une considération bourgeoise de fin de mois, savoir s’il reste assez pour économiser assez pour se payer des vacances sur la Côte d’Azur).

 

La courbe dramatique, c’est se courber devant pas grand-chose. Les Fourches Caudines ne nous casseront plus le dos. Boileau est un vieux prêtre pédophile qui tue à l’enfance les espoirs de la jeunesse. Nuremberg pour Boileau et les sbires de l’histoire bien racontée, bien calibrée pour papier formaté aux exigences administratives. Écrire pour une imprimante, c’est déjà vendre ses mots en petites coupures.

 

« On n’écrit plus de fiction », on entend çà et là.

Et pourtant, à tous les coins de rue, ce sont des comptines qu’on entend jouer, résonner, applaudir, commenter, recommander.

 

Les histoires sont partout.

Qu’on ouvre les fenêtres de nos écrans bleus et ce sont des histoires qui gisent dans nos mémoires web. Des histoires devenues un mode de consommation. On a inventé le cliffhanger pour que les pizzerias continuent de préparer leur pâte après vingt-deux heures. Netflix est immortel et nos ventres ne seront jamais repus. Des histoires dans toutes les têtes et pourtant « On n’écrit plus de fiction », nous assène-t-on comme on dirait « Dieu est mort » alors que Dieu est partout; mais il se fait moins iconoclaste, moins iconoclaste mais plus prosélyte.

 

Nous avons emprunté (allons-nous le lui rendre?) le lexique néolibéral pour qualifier nos œuvres que l'on peine encore à qualifier d'artistiques : nous parlons d'efficacité de nos plans dramaturgiques, c'est dramatique ! Nous parlons de structure, on attend le business plan. Nous vantons l'économie de nos mots – à quand notre placement en bourse ? Nos histoires son marketinguées pour acheteurs homologués. Il n'y a plus besoin de lire, on sait ce que c'est, c'est bon, ça marche, ça va vendre. Allez, encore un effort et nous aurons un label bio.

 

Raconter une histoire au théâtre c'est s'acharner à faire concurrence à la photographie pour les peintres résolument figuratifs : peine perdue. La lentille de l'appareil photographique reproduira en un quart de seconde bien mieux la figure que nous nous acharnons à dépeindre avec nos gros pinceaux et nos mains orgueilleuses.

 

« Nous essayons de créer des expériences pour le public, et de chercher une manière d’être ensemble par laquelle il ne serait plus seulement témoin ou voyeur d’une situation donnée. (…) Le cinéma sait magnifiquement raconter des histoires, de nos jours, le processus narratif par lequel il procède est imparable. Le théâtre ne peut pas être compétitif. Il n’en a pas besoin. En revanche, il se doit d’explorer d’autres formes de narrations. » dit le Blitz Theater Group, lors de son éloquent 6 a. m. How to Disappear completely.

 

Nous essayons de nous trouver une mesure. Pas extrémistes. Funambules. Pour ne pas nous laisser leurrer par nos propres leurres instaurés par nos fables. (Question de courage.) Pour ne pas leurrer les autres, non plus. (Question de politesse.) Pour ne pas nous faire croire que nous croyons à ce que nous inventons dans l’éphémère. (Question de politique.)

Nous essayons, avec le post-drame, d’affirmer une parole lavée des subterfuges grotesques des chimères fictionnelles. Nous prenons le parti de ne pas nous satisfaire dans une épopée confortable où fin fait échos à résolution et où résolution rime avec ablution.

 

De la même manière que l’être humain passe un cap lorsqu’il devient sapiens sapiens : il sait qu’il sait – il faut que le théâtre prenne conscience qu’il raconte qu’il raconte.


Cet article s'inscrit dans le contexte de Cabaret Nadal, un spectacle créé par cinq étudiant.e.s et finissant.e.s en Écriture dramatique, et une étudiante en Production à l'invitation du Centre du Théâtre d'Aujourd'hui