*Cet article fait partie d’une suite sur le thème « Pourquoi et comment choquer au théâtre » écrit par nos deux finissants du programme d’Écriture dramatique, Tamara Nguyen et Hugo Fréjabise. Cliquez ici pour lire l'article de Hugo Fréjabise, Comment choquer?



Les pièces qui m’ont le plus marquée sont celles qui m’ont choquée. Par leur propos, par leur violence, par le trash, par un retournement habile, par un punch. J’ai moins d’intérêt pour les histoires à la trame plus classique, aussi habiles puissent-elles être, parce que la prévisibilité de leur dénouement m’ennuie.

 

Cela dit, je ne sais pas si mon goût pour le choc peut se défendre plus aisément que le goût de lire un article à cause de son titre en clickbait. L’an dernier, un bon ami et moi sommes allés voir un show de danse uniquement à cause de la controverse qui l’entourait et nous sommes sortis déçus de ne pas avoir eu envie de quitter la salle avant, en hurlant au remboursement de billets. Qu’est-ce que ça dit de nous si ce n’est que nous sommes extrêmement sensibles à la publicité et aux codes bien rodés du marketing?

 

Le choc fait vendre, ça ne date pas d’hier, mais notre méfiance à son égard ne semble pas s’être renforcée. À mon avis, c’est parce que nous en avons désespérément besoin. J’ai l’impression que dans une société de l’efficience et de la productivité, nos émotions ont une place très délimitée. Il est bien vu d’être chaleureux, généreux de son temps, dynamique et rigoureux, mais je ne sais pas si ces qualités servent plus notre entourage que l’avancement d’un travail. Ce que je sais, c’est que la déprime, la détresse et la dépression sont trop souvent traitées comme des éléments qui perturbent le bon fonctionnement d’une activité, en atteste le dernier passage d’Hubert Lenoir à Tout le monde en parle.

 

« J’ai un peu le goût de me crisser en feu ces temps-ci », a-t-il dit. Sur le plateau de l’émission hebdomadaire, dont l’ambiance est habituellement ficelée par l’ironie et la bonne humeur, tous se sont perceptiblement tendus. Il y a eu une anomalie dans le programme et le premier réflexe des animateurs a été de vouloir l’assimiler avec des blagues. Avec trop de blagues. Ça a redoublé l’embarras. Et que titraient les grands journaux au lendemain de la diffusion? Controverse. Provocation. Évidemment, Hubert Lenoir était dans une logique d’autopromotion ce soir-là. Évidemment, dire sur un plateau de télévision qu’on a des envies suicidaires, c’est pour vendre son album, c’est pour se vendre soi-même, c’est parce que Tout le monde en parle, c’est tout juste mieux que Shopping TVA.

 

Mais non, ce n’est évidemment pas parce qu’Hubert Lenoir était sincère dans sa détresse et qu’il en cherchait les échos chez d’autres, qu’il voulait normaliser cette bête noire qu’est la santé mentale autrement qu’en publiant #BellCause une fois l’an.

 

Je ne blâme ni les animateurs de Tout le monde en parle ni les journalistes du clic à pièges. Le langage que nous maîtrisons le mieux est celui de la publicité. Notre premier réflexe devient alors celui de lire les gens comme des produits. Nos parcours scolaires nous ont trop bien appris à être rentables, avec des phrases accrocheuses, de belles photos, des CV esthétiquement plaisants. Que faire d’autre pour intégrer le milieu du travail? Que faire d’autre si nous voulons que nos idées et notre art aient une tribune? Rien, sans doute. Il faut jouer le jeu, m’a-t-on souvent dit.

 

Mais le choc, je veux le garder, je veux le réinventer, l’ôter des griffes des communications, du « But wait, there’s more! ». Je veux le rendre au théâtre. Les pièces qui m’ont le plus marquée sont celles qui m’ont choquée. Parce que l’espace d’une soirée, elles ont pulvérisé les délimitations rigides de mes émotions. La catharsis m’a permis de sacrer, de gueuler, d’être en colère, de vouloir frapper, cogner, massacrer, d’être déprimée, d’être suicidaire, au bout du rouleau ou d’un nœud coulant. Il n’y avait pas d’excuses à donner, pas de blagues pour m’assimiler, aucune envie de se crisser en feu à atténuer, aucune humanité à resserrer. Choquer, c’est aussi nous libérer d’un système marchand qui asservit chaque jour davantage notre vulnérabilité. Et c’est la cause que j’ai le plus à cœur : faire de l’art qui ne se laisse pas consommer et qui nous rend un peu moins consommables.


Cet article s'inscrit dans le contexte de Cabaret Nadal, un spectacle créé par cinq étudiant.e.s et finissant.e.s en Écriture dramatique, et une étudiante en Production à l'invitation du Centre du Théâtre d'Aujourd'hui