ENTREVUE avec Heather Redfern, par Charlotte Baker (PDTA, 2023)

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BIOGRAPHIE

Titulaire d’un certificat de l’École nationale de théâtre du Canada, Heather Redfern (Scénographie, 1984) est directrice générale du Vancouver East Cultural Centre (« The Cultch »), où elle s’occupe de l’organisation d’un programme de présentations en direct et en format numérique ainsi que d’un vaste programme d’engagement communautaire.
Dans les spectacles présentés au Cultch, la scène devient un outil pour remettre en question les présomptions, établir un dialogue et susciter des changements. Ils célèbrent la richesse et la diversité des communautés qui peuplent notre pays et notre monde.
Heather a mis sa carrière au service d’artistes et de publics diversifiés. Elle s’intéresse tout particulièrement à la création de nouvelles formes d’art et à la mise sur pied d’équipes créatives qui n’hésitent pas à sortir de leur zone de confort. Celle qui travaille à l’échelle locale, nationale et internationale croit au pouvoir transformateur des arts.


Mme Redfern a auparavant été directrice générale de la Greater Vancouver Alliance for Arts and
Culture et productrice artistique pour le Catalyst Theatre d’Edmonton, en plus d’avoir été scénographe à son compte. Elle a reçu le prix Business and the Arts de la ville d’Edmonton pour l’excellence dans la gestion des arts, et le prix Mallory Gilbert pour son leadership durable,
inspiré et créatif dans le domaine du théâtre canadien.
En juin 2019, dans le cadre des prix Jessie, Heather Redfern et The Cultch ont reçu le Prix de
représentation et d'inclusion Vancouver Now pour « les efforts déployés pour monter et
programmer délibérément des spectacles qui représentent sur scène la ville où nous vivons,
tout en s’employant sans relâche à favoriser l’inclusion et la visibilité d’un éventail de
communautés minoritaires et marginalisées. »

DISCOURS

Voici le discours de Heather Redfern lors de la cérémonie de remise des prix Gascon-Thomas, le 17 mars 2023.

Bonjour à tous, 

 

Je m’appelle Heather Redfern et je suis une sœur, une mère et une grand-mère d’origines suédoise et anglaise. Je réside sur les terres autochtones non cédées des Nations des xwməϴkwəýəm (Musqueam), Skwxwú7mesh (Squamish) et Səl̓ílwətaʔ/Selilwitulh (Tsleil-Waututh). Je suis reconnaissante de me trouver aujourd’hui sur les terres autochtones non cédées de la Nation des Kanien’kehá:ka (Mohawks). 

Je souhaite d’abord vous remercier pour cet honneur. J’ai eu la chance de fréquenter cette école remarquable au début des années 1980 et à l’époque, les installations n’étaient pas aussi distinguées qu’aujourd’hui. Dans ce bâtiment, l’endroit où se trouve maintenant le bar était un bric-à-brac de meubles douteux provenant de l’entrepôt de décor, de cendriers débordants et de salopettes souillées de peinture. Ça sentait le polystyrène fondu, l’acétone et la peinture au latex un peu pourrie. Cet atelier achalandé, puant et en désordre, je l’adorais. Beaucoup. 

J’ai suivi le programme de scénographie sous la supervision très attentive de François Barbeau, un homme qui exprimait ses pensées rudement, particulièrement en anglais. Il était perfectionniste, et le moindre éloge de sa part marquait votre année. Je savourais mes conversations avec lui, car il nous poussait toujours à devenir de meilleurs artistes. Lui et bon nombre des autres artistes-enseignants de l’École m’ont changée à jamais. Ces personnes ont nourri le feu de ma passion pour le théâtre, m’ont fourni les outils dont j’avais besoin pour transformer cette passion en une réalité tangible, et m’ont aidée à comprendre comment utiliser ces outils pour changer le monde, une performance à la fois.  

Puis, il y avait la vie à Montréal. L’occasion de vivre dans l’une des meilleures villes du monde, compte parmi les plus grands cadeaux que cette école nous a offerts. Ça m’a quand même pris du temps à m’en rendre compte. Je me sentais si perdue lors de mon premier automne ici, que j’avais demandé à François de me donner plus de travail. Il m’avait dit de me promener dans les rues, d’observer les gens, d’écouter le bruit de la ville, d’aller au théâtre, dans des cafés et ailleurs, car même si je ne parlais pas la langue, j’apprendrais quelque chose. Depuis ce temps, c’est exactement ce que je fais quand je voyage. Je marche des kilomètres, j’observe, j’écoute, je visite des galeries d’art et je vais voir des spectacles. Et j’apprends toujours quelque chose.  

Il s’en est passé des choses depuis, mais j’ai toujours pu compter sur ma famille du théâtre. La nature de notre travail nous oblige à faire preuve de vulnérabilité et d’ouverture les uns envers les autres. Cette création collective nous unit comme une famille et ces liens font partie de nous.  

Votre famille du théâtre s’agrandira tout au long de votre carrière, mais c’est ici, dans cette salle, qu’elle naît.  À bas la solitude, vous appartenez à un continuum : vous avez le soutien de vos pairs, de vos aînés, de vos mentors et de tous.tes ceux et celles qui ont foulé ces planches avant vous. Ces personnes vous donneront le courage de prendre des risques dans votre travail et, lorsque vous vous aventurerez dans l’inconnu, elles seront là pour être témoins de ce courage, que vous connaissiez une réussite ou subissiez un échec.  

Ce sera vous qui inventerez l’avenir du théâtre dans ce pays. Nous n’avons qu’à marcher dans la rue, en observant et en écoutant, pour constater que l’inclusion est au cœur de cet avenir.  

Depuis 16 ans, je suis la directrice générale du théâtre The Cultch à Vancouver. Ce théâtre occupe une place unique dans le Canada anglophone. Plutôt que d’un lieu de production, il s’agit d’un lieu de présentation multidisciplinaire. Une partie de notre travail consiste à soutenir les artistes et leurs œuvres en offrant du financement, du soutien technique et du marketing pour leurs spectacles. Mais ce n’est pas ce que nous faisons de plus important pour eux. Nous assurons le lien entre les artistes et le public et entre les communautés et les artistes. C’est notre passion, et celle-ci nous pousse à essayer de comprendre ce dont les membres des différentes communautés ont besoin pour se sentir les bienvenus et en sécurité lorsqu’ils viennent assister à un spectacle. Cette idée peut sembler simple, mais sa réalisation est complexe. C’est un défi que chacun.e d’entre vous devra relever à chaque étape de sa carrière, peu importe où elle vous mènera.  

Vous devrez marcher, observer, écouter et apprendre. Si vous le faites, les artistes et le public vous diront ce dont ils ont besoin pour se réunir, et c’est à ce moment-là que le plus difficile du travail commencera. 
Il n’existe aucun manuel pour vous expliquer comment y arriver. Le travail est le produit d’une volonté d’écouter et d’un désir de faire mieux. Au Cultch, nous nous efforçons de décoloniser un espace de création où des artistes autochtones et non autochtones collaborent. Un espace destiné à un public divers. Pour y arriver, tout le monde doit participer : le personnel de billetterie, les bénévoles, les techniciens, les artistes, les responsables du marketing, etc. En vue de la réussite de l’entreprise, chaque personne doit commencer par reconnaître l’existence de ses biais et les examiner. Il faut avoir confiance en l’honnêteté des autres et en leur capacité à respecter les limites d’autrui. Tout ce qui survient au cours du processus doit être authentique.  Parce que bon nombre de nos idées préconçues, ces connaissances acquises à l’école sur la façon de faire du théâtre et d’attirer le public, sont néfastes.  

Si nous voulons accueillir une diversité de visions du monde ainsi que différentes façons de créer et de diffuser l’art, nous devons nous préparer à remettre en question tout ce que nous connaissons sur la façon d’exercer notre métier. Cette tentative de décolonisation en vue d’échanges artistiques respectueux et mutuellement bénéfiques est un projet permanent pour nous. C’est difficile. Il y a des frictions et de l’inconfort. Nous faisons des erreurs. La collaboration est complexe et prend du temps, mais elle en vaut la peine. 

Pour discuter pleinement des éléments d’une véritable inclusivité, l’un de mes sujets préférés est celui des toilettes. Alors que les personnes transgenres et au genre fluide se font de plus en plus fières et visibles dans une plus grande partie de notre société, les toilettes sont devenues un champ de bataille.   

Notre priorité au Cultch était de nous assurer que les personnes transgenres et au genre fluide de notre personnel et de notre public se sentaient en sécurité. Nous avons donc commencé par remplacer nos affiches de toilette genrées par des affiches de toilettes neutres. Ça n’a pas fonctionné. Les femmes ne se sentaient pas toujours en sécurité lorsqu’elles se retrouvaient devant un homme cisgenre à leur sortie d’une cabine. J’ai aussi perdu le compte du nombre de femmes cisgenres qui sortaient immédiatement des toilettes à la vue des urinoirs. Malgré nos bonnes intentions, nous n’avions pas atteint notre objectif d’offrir à tout le monde un environnement accueillant et sécuritaire. 
Nous avons donc ajouté sur chaque porte de toilettes genrées une affiche indiquant explicitement que les personnes transgenres et au genre fluide étaient les bienvenues. Ça n’a pas été assez. Le problème de l’inconfort des personnes cisgenres était réglé, mais ça ne démontrait pas une véritable inclusivité. Nous avons alors laissé les groupes concernés nous faire part de ce dont ils avaient besoin pour se sentir en sécurité, et la réponse a été unanime : de vraies toilettes neutres dotées de cabines individuelles dont la porte va du plancher au plafond, et des lavabos situés dans un espace public. Quelle solution simple! Mais il a fallu beaucoup de planification et d’argent. Ça a pris beaucoup de temps. Nous avons rencontré des obstacles inattendus dont je vous épargnerai les détails, mais je repense aux problèmes de la ventilation, des systèmes d’extinction des incendies et de l’obtention des permis auprès de la ville. Ça peut sembler beaucoup pour quelque chose d’aussi simple que des toilettes, mais ça ne l’est pas, car des milliers de personnes les utiliseront, maintenant qu’elles existent. Ces toilettes neutres permettront à ces personnes de se sentir en sécurité la première fois, puis la deuxième, la troisième, la quatrième, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elles n’y pensent même plus.  

C’est ce que l’équipe a accompli! Nous avons pu mettre fin à la guerre des toilettes en permettant à tout le monde de se sentir en sécurité. Ça peut sembler simple, mais ça ne l’est pas. Ça ne l’a certainement pas été pour nous. Nous avons dû mettre de côté nos présomptions, tisser des liens et porter attention aux besoins des personnes que nous tentions de servir en plus de surmonter des obstacles systémiques, certains dont nous connaissions l’existence et d’autres qui étaient invisibles jusqu’à ce que nous nous y heurtions.  

Au fil de votre carrière, en tant que génération d’artistes qui veulent améliorer les choses, ce sera la voie à suivre, qu’il soit question de décoloniser votre pratique, d’établir des espaces inclusifs ou de repenser entièrement votre processus créatif.  

Je suis certaine que vous avez déjà entendu des millions de fois à quel point il est difficile de gagner sa vie et de se plaire dans ce domaine. Ce ne sont pas des mensonges, mais la raison principale de cette difficulté, c’est la force de notre passion. Nous connaissons le pouvoir de ce domaine :  nous pouvons changer la vie de quelqu’un sans jamais en avoir conscience.  

Vous avez passé votre temps ici à acquérir un ensemble de compétences propre à un rôle particulier au théâtre. Ma formation était en scénographie, mais j’ai pris la décision d’abandonner ma carrière de scénographe et de peintre scénique pour accepter un poste dans le milieu des arts qui consistait à soutenir le travail d’autres artistes.  
Ce n’était pas un choix difficile. J’ai trouvé que la meilleure façon pour moi d’exprimer mon amour pour ce travail était de fournir des outils – et de l’espoir – aux artistes à la recherche d’un public.  

Chacun de vous a un superpouvoir. Ensemble, vous racontez des histoires dans lesquelles le public peut s’identifier et se remémorer leurs propres souvenirs. Ce travail vous amène à faire preuve d’empathie tout en renforçant le côté rassembleur du théâtre. C’est pourquoi ce que nous faisons existera toujours et sera toujours pertinent. Toutes les personnes qui vous enseignent comprennent le rôle important que vous jouerez dans l’avenir du spectacle. En tant qu’artisan.e.s du théâtre, nous vivons sur un fil et l’enseignement que nous recevons nous donne les outils dont nous avons besoin pour réussir. Cette école produit des artistes, mais aussi des leaders créatifs. 

Vous avez un travail important à faire. Vous déciderez de l’avenir de notre profession. À partir des leçons que je suis en train d’apprendre, vous déciderez si nous pouvons mieux travailler : d’une manière plus empathique, plus inclusive et plus durable.
Prenez des risques, soyez honnête, soyez à l’écoute de vous-même, accordez-vous du répit et prenez soin les uns des autres avec amour. Vous ne perdrez jamais de vue les personnes présentes aujourd’hui, vos camarades. Vous ne serez peut-être pas à proximité physiquement, mais vous surveillerez leurs accomplissements et plusieurs d’entre vous collaboreront à la création de spectacles grandioses. 

Et certain.e.s d’entre vous prendront la même décision que moi : vous recueillerez les fonds, gérerez un organisme et surtout, rendrez possible ces projets artistiques.  Pour ce faire, vous utiliserez les outils que vous avez acquis à l’ÉNT. Votre formation vous a inculqué des principes d’ouverture et de collaboration. Je vous mets au défi de créer l’avenir du théâtre avec de la passion, de l’honnêteté, de la confiance, du risque, un amour féroce et un travail acharné. 

Pour finir, rendez-moi un service. Nous ne traitons pas très bien nos aîné.e.s dans cette profession, alors allez à leur rencontre et écoutez leurs histoires. Vous ne serez peut-être pas d’accord avec leurs idées, mais ces personnes ont des histoires à raconter dont vous tirerez de précieuses leçons. Merci d’avoir écouté les miennes.