Yvette Nolan : récipiendaire du prix Gascon-Thomas 2021 pour l'ensemble d'une carrière
Autrice, metteuse en scène et dramaturge, Yvette Nolan est une artiste d'origine algonquine de la Saskatchewan. Depuis sa première pièce de théâtre « BLADE », elle a écrit des dizaines de pièces, courtes et longues, dont « Annie Mae’s Movement », « The Unplugging » et a co-écrit « Gabriel Dumont’s Wild West Show ». De 2003 à 2011, Yvette Nolan a été la directrice artistique du Native Earth Performing Arts, le théâtre professionnel autochtone le plus vieux au Canada. Présentement, elle est artiste associée au Signal Theatre et la dramaturge du Sum Theatre.
C’est pour son incroyable contribution au théâtre canadien qu’Yvette Nolan reçoit le prix Gascon-Thomas 2021 pour l’ensemble d’une carrière. Ses œuvres saisissantes et profondes contribuent à faire valoir les enjeux vécus par les peuples autochtones au Canada ainsi que leurs revendications, et à dénoncer les injustices sociales encore vécues par ceux-ci.
Voici le discours d'Yvette Nolan lors de la cérémonie de remise des prix Gascon-Thomas, le 19 mars 2021
C’est émouvant de recevoir un prix décerné pour l’œuvre d’une vie. Une vie serait-elle déjà passée?
Je suppose qu’il est naturel lorsque vous recevez une telle récompense de faire un retour en arrière pour regarder ce que vous avez fait, quels sont les choix assumés et les actes posés qui vous ont amené à vivre ce moment précis de votre histoire.
Il y a aussi des moments passés qui restent gravés dans votre mémoire, des moments particuliers qui viennent vous rappeler qui vous êtes et comment les autres vous voient. Quand j’avais quatorze ou quinze ans, ma nouvelle amie du secondaire, Margie Langer, m’a regardée au-dessus de sa tasse de café et m’a dit « tu ne fais que parler, hein? ». À ma première année à l’université, mon professeur d’anglais, Keith Fulton, a noté dans la marge de mon travail sur Riddley Walker : « vous avez ce que Yeats a appelé dans un poème ‘une fascination pour ce qui est difficile’ ». Un autre jour, alors dans ma vingtaine, un homme que j’aimais profondément m’a regardée au-dessus de sa tasse de café et m’a dit : « pourquoi es-tu toujours aussi furieuse? » J’ai repensé si souvent à ces commentaires qu’ils m’ont marquée à jamais, comme autant de tatouages. Et, à vrai dire, iIs ont tous servi ma vie consacrée au théâtre.
Il m’a fallu du temps pour comprendre comment exploiter cette merveilleuse forme d’expression qu’est le théâtre pour raconter les histoires qui me tenaient à cœur. J’avais compris toute la force et le grand pouvoir de transformation et d’émancipation de la mise en scène d’histoires, mais j’étais déjà à la mivingtaine quand j’ai vu la première pièce écrite par un auteur autochtone et interprétée par des acteurs autochtones. Je vivais à Winnipeg où les Autochtones sont nombreux. Il y a eu une sorte de dissonance cognitive qui m’a frappée : les peuples autochtones étaient à la fois visibles et invisibles. Fille d’une survivante des pensionnats et d’un immigrant irlandais, je vivais moimême dans deux mondes, celui du visible et celui de l’invisible. J’ai appris à aimer Shakespeare et Arthur Miller et Tom Stoppard et Sam Shepard.
Et alors mon alma mater – le Centre de théâtre du Manitoba – a présenté The Rez Sisters produite par Native Earth. C’est là que tout a changé. Sept femmes autochtones jouaient sur scène, il y avait Rez, il y avait une sorte d’illusionniste qui se transformait et jouait l’agente de transformation au service des autres. Ce fut comme une séance de chiropractie de l’esprit; tout ce que je savais s’est alors tout d’un coup mis en place.
J’ai écrit ma première pièce, BLADE, peu de temps après. Une jeune femme de notre communauté avait été tuée, et les médias en avaient fait une prostituée. Je voulais m’inscrire en faux contre la puissance des médias, je voulais que les Winnipégois et les Winnipégoises réfléchissent à leur propre utilisation aveugle de préjugés. Je voulais défier les puissants. Je ne voulais pas vraiment, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. « Tu ne fais que parler, hein? » comme m’avait dit mon amie.
Le théâtre c’est une affaire de parole, de visibilité. Après mon épiphanie avec Rez Sisters, j’ai vu comment le théâtre pouvait servir à raconter tout un monde d’histoires qui n’avaient pas encore été entendues et vues. Pour y arriver, j’ai dû parcourir tout ce territoire. Je suis allée à Toronto, à Native Earth. J’y ai trouvé une communauté d’artistes essayant tous d’atteindre la même chose. Et Native Earth était à la fois source de frustration et d’exaltation parce que nous n’étions pas encore entendus ni vus, et ce que nous avions à dire n’était pas encore reçu pour ce qu’il était, c’est-à-dire du théâtre autochtone; il était reçu pour ce qu’il n’était pas, c’estàdire du théâtre blanc de l’Ouest. Et voilà « la fascination pour ce qui est difficile ».
« Chaque chose compte, ce que vous faites, ce que vous dites, comment vous appréhendez le monde. »
Peu m’importait. J’y croyais toujours. Je croyais au théâtre, avec son pouvoir de transformation. J’ai continué de voyager, de travailler avec des artistes de partout qui désiraient plus que tout raconter des histoires qu’ils chérissaient, du Yukon à la Saskatchewan, d’Orono, dans le Maine, à Aotearoa. Je n’ai pas cessé de me battre pour occuper l’espace et prendre la parole. Comme les Whos de Whoville qui crient à Horton : « Nous sommes ici! Nous sommes ici! Nous sommes ici! Nous sommes ici! »
Et alors est arrivée cette année, l’annus horribilis de la pandémie.
Et soudainement le monde a changé. Celles et ceux qui se sentaient bâillonnés et maintenus à l’écart se sont soudainement fait entendre et voir. Les puissances de ce monde ne peuvent ignorer le changement et tous les cris que j’ai poussés toutes ces années - « pourquoi estu toujours aussi furieuse? » - ont porté. Du moins, je l’espère et j’espère qu’enfin le changement s’imposera et que le monde nous verra et nous entendra.
Y-a-t-il des choses que je pourrais dire de ce point où je suis arrivée à celles et à ceux qui se trouvent au point où tout est encore à faire? Des choses que j’ai apprises?
Chaque chose compte, ce que vous faites, ce que vous dites, comment vous appréhendez le monde. Vous aurez parfois le sentiment de cracher contre le vent et de vous battre contre des moulins à vent, de vous convaincre de la futilité des choses, peu importe la métaphore que vous inventerez, mais il viendra un jour où, en vous retournant, vous comprendrez comment chaque chose vous a amené à ce moment de votre vie.
Soyez bon, soyez généreux, soyez humble. La vie est longue, la carrière aussi, et vous continuerez de rencontrer les mêmes personnes encore et encore, arrivées à différentes étapes de leurs parcours, tout comme vous. Parfois, vous serez en mesure de tendre la main, parfois quelqu’un vous tendra la sienne. Le théâtre, ce n’est rien d’autre qu’une suite de relations.
N’ayez pas peur d’échouer. Vous échouerez, et si vous savez accueillir l’échec, vous échouerez encore et, comme disait Beckett, vous échouerez mieux. C’est de cette manière que l’on apprend. Il y a une inscription sur mon bureau en Anishinaabemowin qui dit : « Niminwendam gikinoo’amaagoyaan », ce qui veut dire « Apprendre me remplit de bonheur ». Et malgré ce prix qui m’est décerné pour l’ensemble de mon œuvre, ou peut-être à cause de lui, croyez-moi, j’ai encore beaucoup à apprendre.
Ce prix Gascon-Thomas ne pouvait pas mieux arriver dans ma vie. De recevoir une telle reconnaissance pour le travail auquel j’ai consacré ma vie, ici devant vous, qui entrez dans le monde pour raconter vos propres histoires et occuper l’espace pour donner vie aux histoires des autres, me remplit de joie, d’humilité et d’espoir.
Meegwetch, meegwetch, meegwetch, meegwetch.
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