Yousef Kadoura (Acting 2017) remettant le prix Gascon-Thomas pour l’Innovation à Weyni Mengesha, directrice artistique de la Soulpepper Theatre Company sur la scène de la pièce A Streetcar Named Desire

Je suis tellement ravie de recevoir ce prix pour l’Innovation. C’est un réel honneur d’être reconnue de cette manière parmi une liste si incroyable de candidats. J’ai toujours voulu partager des histoires avec un public. J’ai choisi d’y dédier ma vie parce que je crois que les histoires ont le potentiel de changer des vies. Elles peuvent nous faire ressentir qu’on appartient à quelque chose, elles peuvent nous lier, nous apprendre à aimer, à pardonner et à nous efforcer de nous améliorer. Le théâtre sert à préserver un de nos rituels humains les plus anciens. Pour moi, c’est un travail sacré. Il nous donne le pouvoir d’articuler la manière dont nous comprenons notre passé et, plus important, d’exprimer comment nous envisageons notre avenir. Il peut aussi servir de pont. En étant l’enfant unique de parents éthiopiens immigrés dans ce pays, j’étais moi-même une sorte de pont. Les histoires que mes parents me racontaient sur notre pays étaient très différentes du portrait réducteur fait dans les médias.

Je suis devenue traductrice de ma réalité hybride en tant que femme éthiopienne et canadienne. Le théâtre est ma façon d’amplifier ce travail et de le multiplier en plusieurs voix différentes. Je trouve essentiel d’avoir plusieurs perspectives au sein d’une communauté saine afin de tisser des liens dans les villes entre les cultures, les races, les genres et les classes sociales. Je crois que c’est un travail très important, surtout aujourd’hui alors qu’on a tendance à se sentir divisé sur tant d’enjeux clefs. Je ressens qu’en tant qu’artiste nous avons un pouvoir privilégié : celui d’assurer que plusieurs voix soient entendues, et de détacher notre regard des écrans pour nous faire face dans une salle obscure.

"Quand je suis partie auditionner pour l’école, j’ai constaté qu’il était quasiment impossible de trouver un monologue qui parlait précisément de ma réalité : celle d’une femme afro-canadienne"


J’ai grandi à Scarborough au sein d’une famille modeste. On n’a jamais fait du théâtre dans ma famille. En fait, on n’y assistait même pas. J’ai été attirée par ce travail parce que je voulais responsabiliser mes amis et les gens de ma communauté qui ne se voyaient pas dépeints positivement par les médias. Alors j’ai écrit des histoires et je les ai jouées à mon école secondaire. Heureusement, un enseignant m’a suggéré de poursuivre des études de jeu à l’université. Quand je suis partie auditionner pour l’école, j’ai constaté qu’il était quasiment impossible de trouver un monologue qui parlait précisément de ma réalité : celle d’une femme afro-canadienne. Durant ma deuxième année, je me suis inscrite au programme de mise en scène afin d’apprendre comment contribuer au développement de toutes ces voix que je ne trouvais pas dans les textes de théâtre et les manuels. La méthode qu’on apprenait pour développer nos compétences venait toujours d’une perspective très eurocentriste.

Donc, lors de ma troisième année je suis allé voir le président de la Faculté de théâtre dans son bureau et je lui ai dit : « Monsieur, pour ma dernière année, j’aimerais faire une étude indépendante. J’aimerais suivre un cours sur le théâtre afro-canadien, et j’aimerais parcourir le pays pour interviewer des gens à propos de notre histoire théâtrale et de nos traditions. » Il a réfléchi et il a fini par me dire : « D’accord, bonne idée. » J’ai rencontré des dramaturges et des acteurs de partout au pays et j’ai appris que nous avions une tradition de théâtre canadien noir qui remonte aussi loin que le XIXe siècle dans des villes comme Vancouver et Halifax. Ça m’a permis de rencontrer des mentors que j’ai encore aujourd’hui, de décrocher mon premier emploi et de réaliser ma première production professionnelle. Aujourd’hui, j’ai la chance de voir mes rêves se réaliser lorsque des gens viennent auditionner devant moi avec des pièces que j’ai aidé à créer.

"Écrivez ce que vous connaissez. Écrivez en détail ce qui vous rend vivant; personne d’autre ne saura l’exprimer mieux que vous"

Vous qui étudiez présentement à l’ÉNT, je vous remercie de consacrer toutes ces années à votre formation. J’ai hâte de travailler avec vous comme artiste et comme directrice artistique et vous accueillir en tant qu’artistes courageux et audacieux de la prochaine génération. Continuez de foncer et de vous battre pour garder l’empathie, la curiosité et l’émerveillement en vie. Vous rencontrerez des barrières et parfois, vous aurez l’impression que le monde est trop étroit pour contenir tout ce que vous êtes. N’ayez pas peur d’ouvrir de toutes nouvelles routes. Nous avons besoin que vous nous donniez de nouveaux horizons où vous pourrez vous développer et vous épanouir. Plus votre voix unique résonnera, plus nous aurons de l’air pour respirer. Le public sera toujours davantage séduit par votre histoire unique que par une vérité universelle. Écrivez ce que vous connaissez. Écrivez en détail ce qui vous rend vivant; personne d’autre ne saura l’exprimer mieux que vous.

Un grand merci à l’École nationale de théâtre et au jury du prix Gascon-Thomas pour cet incroyable honneur. J’aimerais tellement pouvoir être là avec vous ce soir.

Je vous souhaite une excellente soirée !