C’est avec beaucoup d’émotion que je suis ici, devant vous, sur cette scène du Monument-National.

 

Avec beaucoup d’humilité aussi.

 

Tout ça est si grand, si vaste.

 

Infini.

 

Je dis « ça » car aujourd’hui, un mot, une réplique, une pièce, une histoire, une fiction, un corps, un personnage, une présence sur scène, bref le théâtre, je ne sais plus exactement ce que c’est. Mais je sais que c’est essentiel. Pour moi, pour vous, pour nous tous, pour la suite du monde.

 

Je sais que la vie doit être racontée. Magnifiée.

 

J’ai toujours aimé être devant un rideau de théâtre baissé, car derrière il y a tout : l’inconnu, l’inattendu, le sublime, le rêve ou son contraire, le mystère, l’inexplicable, le bavard et le muet, l’indicible, le merveilleux, l’invisible, l’Autre.

 

J’ai toujours aimé être ici, car peut-être que c’est derrière ce rideau que ce soir la bombe explosera. Et peut-être que ce soir le terroriste, ce sera moi. Et que la victime, ce sera vous. Ou moi. Ou les deux. Et que de cette explosion, je serai atteint, longtemps. Que j’en porterai des marques que j’espère profondes.

 

Depuis ma jeunesse, je suis marqué d’innombrables explosions théâtrales. Ces explosions sont une immense part de ce qui me constitue.

 

Je suis blessé, meurtri, perpétuellement sur la voie de la guérison.

 

J’ai toujours voulu faire du théâtre. Toujours.

 

Pour être meilleur, pour être ailleurs. Pour être plus beau, plus fin, plus intelligent. Pour être plus laid aussi, car souvent le monde est laid, il faut bien le dire.

 

Le théâtre est l’endroit du courage, là où les pires noirceurs se doivent d’êtres citées.

 

Si vous saviez comme je suis bien ici, dans un théâtre, sur la scène, oui, mais surtout dans les méandres des coulisses, ou là, dans l’obscurité et le silence attentif de la salle; dans la clarté de la salle de répétition, là où tout commence, dans l’enthousiasme et la petite terreur de ne pas être à la hauteur; dans un atelier de couture, dans une salle d ‘essayage, là où on assiste à l’apparition du personnage ; dans un atelier de décor, un studio de son ; dans la cuisine ou le salon bordélique d’un concepteur qui vous parle d’une idée formidable mais pour l’instant totalement incompréhensible. J’ai toujours voulu être ici pour trouver auprès de vous, qui que vous soyez, actrice, acteur, auteur, scénographe, costumière, maquilleur, éclairagiste, accessoiriste, compositeur sonore, assistante metteur en scène, régisseur, directrice technique, directeur de production, traductrice, directrice/directeur artistique, une réponse à mes questions, un assentiment, une connivence, une complicité, et oui, oui, l’amour. De l’humain. De l’impossible. De la vie.

 

Tout comme vous, j’ai fait une école de théâtre. Comme comédien. C’était merveilleux, c’était atroce. J’ai commencé cette école en 1979 à Saint-Hyacinthe. C’était il y a un siècle, c’était hier, j’étais minuscule, informe mais vigoureux. Je voulais tellement.

 

Cette école, je ne l’ai jamais terminée. Je la poursuis, je m’acharne, je me perfectionne. Les cours de cette école, avec ces ô combien manquements et incompréhensions, j’y retourne à tous les matins :

 

Et c’est ce que je fuis ! J’évite, mais trop tard,

Ces cruels entretiens où je n’ai point de part.

Je fuis Titus : je fuis ce nom qui m’inquiète.

Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète.

Que vous dirais-je encore ? Je fuis des yeux distraits,

Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais.

Adieu. Je vais, le cœur trop plein de votre image,

Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage.

Surtout ne craignez pas qu’une aveugle douleur

Remplisse l’univers du bruit de mon malheur,

Madame : le seul bruit d’une mort que j’implore

Vous fera souvenir que je vivais encore.

Adieu.

 

-Monsieur Dalmain, est-ce que c’était mieux ?

 

Depuis 1979, je tourne le monde sept fois dans ma tête et dans mon corps. Pour être sûr d’être émouvant, ou presque, pour être fulgurant, ou presque, pour être pertinent, ou presque. Pour être là, totalement.

 

Après ces quelques 35 années à faire du théâtre, ou la prétention d’en faire, la chose la plus précieuse que j’ai développée, c’est le doute.

 

Est-ce que c’est bon ? Est-ce que ça passe ? Est-ce que ça peut être plus précis, plus économe, plus délirant, moins propre, plus sale ? Est-ce que c’est ça que l’auteur a voulu dire ? Vraiment dire ? Qu’est-ce qui se cache entre les lignes ? Est-ce qu’il y a un sens qui m’échappe, une nuance qui pourrait être apportée, jouée, sentie ? Est-ce que ça peut être meilleur ? Et moi, dans tout ça, qu’est-ce que je dis pour vrai ? Est-ce que je dis quelque chose ou je ne fais que remplir un vide ?

 

Derrière ce rideau, ici à Ludger-Duvernay, en bas au Studio Hydro-Québec, en haut dans la salle de répétition, là-bas sur Saint-Denis, j’ai connu des moments de pur bonheur théâtraux, des grands moments de vie. J’ai vu Macha Limonchik avoir un terrible blanc de mémoire pendant Les femmes savantes et terminer sa scène en disant avec panache « C’est ça qui est ça ! » J’ai essuyé les larmes de la gang qui jouait L’asile de la pureté de Claude Gauvreau parce que je leur disais inlassablement : « Vous ne parlez pas le texte ! Mettez des points à la fin de vos phrases. » J’ai frissonné à l’écoute de l’hallucinante conception sonore qui accompagnait mur à mur la création d’Olivier Kemeid, Nous qui ne rêvions plus. J’ai redouté ce moment où j’ai dû dire à un scénographe que je voulais scraper son décor à quatre jours de la première, car même si son décor était conforme à la maquette sur laquelle nous nous étions entendus, la compréhension que j’avais à ce point-ci de la création du texte de création de Dominick Parenteau-Lebeuf m’amenait maintenant ailleurs. J’étais tout fébrile lorsque j’ai demandé à Mathilde Dumont d’écrire une scène supplémentaire pour un personnage de sa pièce parce que ce tout petit personnage secondaire était joué par Benoît McGinnis et que je trouvais criminel de ne pas le voir davantage sur scène.

 

Mon cœur a fondu lorsque, dans mes fonctions de directeur artistique du FTA, un soir en Italie, dans la petite ville de Prato près de Florence, après un spectacle d’une chorégraphe suisse que je venais de voir, en mangeant avec la gang du spectacle, je mentionne au directeur de tournée (un vieux monsieur) que j’ai connu à Montréal, à l’occasion d’un exercice public de l’École, un étudiant concepteur de décors et de costumes, lui aussi Suisse, que j’avais adoré ce garçon talentueux au possible, qu’il s’appelait Valère (quel nom molièresque), qu’il était retourné dans son pays, que je ne l’avais plus jamais croisé. Et le vieux monsieur de s’exclamer : mais Valère ! Je travaille régulièrement avec lui. Je l’adore aussi !

 

L’École pour moi, c’est ça : des gens qu’on rencontre une première fois, tout jeunes, tout fous et qu’on retrouve plus tard, à Montréal ou ailleurs, d’une façon ou d’une autre, aguerris, confiants, resplendissants. L’émotion de retrouver Line, Pascale, Marie-Hélène, Emmanuelle, Stéphanie m’assister dans une salle de répétition du Théâtre d’Aujourd’hui, d’Espace Go, de la Licorne, de voir ces actrices et ces acteurs connus d’abord tout lisses, pas un pli, avec maintenant leurs premiers cheveux blancs, leurs premières rides, leur corps se transformant, tout comme moi je me suis transformé depuis ce Saint-Hyacinthe qui ne veut jamais se terminer.

 

J’ai une pensée aussi pour celles et ceux que j’ai connus ici et que je n’ai jamais recroisés. Qui ne font pas, ou plus, ce métier, ce « ça ». J’espère de tout mon cœur que le rêve de ce « ça » ne les aura pas broyés, car le désir du théâtre peut être terrible aussi, cruel. Je pense à eux, comme je pense à moi dans mes plus grands moments de découragement pendant les répétitions de mon premier exercice public de 3e année, ce Pirandello à marde dans lequel j’étais complètement perdu.

 

Le gouffre, l’abîme, le néant absolu, le « ça » du théâtre, c’est ça aussi.   

 

Je suis ici devant vous, fragile. J’ai 105 ans et j’ai toujours 20 ans.


 

J’adore ce rideau. Lors des exercices publics de l’École, que je ne manquais sous aucun prétexte, je l’ai vu se lever sur des Brecht, des Dario Fo, des Sophocle, des Tennessee Williams, sur une fresque historique délirante d’André Ricard parlant de la Nouvelle-France. Mais je me rappellerai toute ma vie de ce collage Tremblay/Genet/Claudel dirigé par André Brassard, mon maître absolu de la mise en scène, le professeur que je n’ai jamais eu, mais qui m’a tellement enseigné.

 

J’avais 19 ans, j’étais ici dans le vieux Monument-National, tout poussiéreux, décrépi et tellement beau. Lentement, le rideau rouge se leva au son d’une musique de Bach, triomphante au possible, trompettes pétaradantes, orgues stridentes. La levée du rideau révéla une immense salle à coucher opulente et magnifique, démente, tout en dorures, en draperies et en moulures extravagantes. Un immense lit à baldaquin trônait au milieu de ce décor d’or et de lumières. Nous, pauvre public, étions littéralement soufflés, et devant tant de splendeur, à tout rompre nous avons applaudi le décor. J’ai applaudi le décor. Puis, les acteurs et actrices entrèrent, lentement, dans un silence inquiétant. Et, dans un geste d’une sauvagerie inouïe, devant mes yeux incrédules, avec force cris et hurlements, en deux temps trois mouvements, les actrices et les acteurs démolirent totalement ce décor pour le transformer en champ de bataille où le théâtre, le vrai, pouvait commencer, où Claire, Solange, Manon, Hosanna, Prouhèze, Sept-Épées pouvaient être les guerriers de la beauté qu’ils sont.

 

Ce soir-là, André Brassard m’apprit que le théâtre est une bombe et que, pour qu’on ne dorme pas sur nos certitudes, la bombe doit exploser. On  ne sait pas où ni quand, mais il doit y avoir explosion, combustion.

 

La bombe peut se loger partout, dans les interstices les plus minuscules, dans un mot, dans une réplique en apparence anodine, dans la couleur étonnante d’un costume, dans un bref silence surgissant au beau milieu d’un flot verbal, dans une caresse qu’un personnage donne à un autre qui pourtant le déteste, dans ce que vous voulez, un détail ou dans son ensemble.

 

La moitié du monde est en ostie contre l’autre moitié. Et il a bien raison. C’est pourquoi nous devons amorcer, dans le drame ou dans le rire, des bombes dans le théâtre que nous faisons. Afin que tombent les barrières, les frontières du raisonnable, les limites du connu, les préjugés, les a priori, les idées reçues, les clichés, le pâle de la vie comme le dit si bien Réjean Ducharme.

 

Je me considère maintenant comme étant un poseur de bombe. Je parcours le monde afin de ramener, le temps d’un festival, des bombes théâtrales et chorégraphiques. Je donne la parole à qui a envie que ça revole. Avec violence ou avec douceur, peu importe, il faut que ça revole.

 

Je n’ai fait qu’une chose dans ma vie. Du théâtre. À Saint-Hyacinthe, j’ai aimé d’amour des professeurs, j’en ai haï d’autres. C’est dans cet amour et dans cette haine que je me suis formé. Que je me forme encore. Les essais, les erreurs, les réussites et les échecs font partie de ma vie. Je me rappelle encore de cet Ubu roi si mauvais dans lequel je jouais en 2e année. Je me disais : « Il me semble que le théâtre ce n’est pas ça, que ça ne peut pas être ça, que ça ne devrait pas être ça. »

 

Et depuis, j’ai essayé, et j’essaie toujours, de trouver ce « ça ».

 

Le théâtre m’a amené à m’inventer, à me réinventer, à me trouver.

 

Je ne sais pas de quoi demain sera fait. Et c’est tant mieux. Quelqu’un m’attend. Et ce quelqu’un est peut-être parmi vous. Le meilleur est encore à venir.

 

La bombe n’est pas toujours là où l’on croit la trouver. Derrière ce rideau, il y a le décor du Mystère d’Irma Vep, l’aventure théâtrale la plus débridée que j’ai vécue à titre de metteur en scène ; celle qui m’a rebranché sur l’essence du jeu théâtral comme lorsque j’étais enfant, dans cette innocence, dans cette naïveté et dans cette liberté qui doivent à tout prix être préservées.

 

Hier soir, des gens hurlaient de rire devant les niaiseries de Serge Postigo et Éric Bernier. Faire hurler des gens en toute impunité, ce n’est quand même pas rien.

 

Ce que j’ai pu accomplir dans le monde théâtral jusqu’à maintenant, je le dois à mon entêtement, oui, mais aussi à une immense dose d’inconscience.

 

La route est longue. Ardue. Passionnante.

 

Je n’aurais pu la parcourir seul.

 

En terminant, permettez-moi de remercier des personnes qui se sont trouvées sur ce chemin, qui m’ont été précieuses et qui m’ont permis d’être là, aujourd’hui, devant vous.

 

Je remercie Marie-Hélène Falcon de m’avoir ouvert, avec le Festival TransAmériques, les chemins du monde entier. Le théâtre et la danse que je vois ici et ailleurs me donnent une force incroyable.

 

Je remercie Claude Poissant, l’ami de toujours, avec qui je refais inlassablement les mises en scène et les distributions de chaque spectacle que nous voyons, dont les nôtres.

 

Jean Fredette, en m’accueillant un mois chez lui à Berlin, j’ai pu, soir après soir aller à la Schaubühne, à la Volksbühne, au Deutsches Theater, au Maxim Gorki, à Sophiensaele, au HAU, et réaliser que le théâtre, ça n’avait vraiment pas de limite.

 

Je remercie Gilles Renaud pour cette première invitation à venir travailler ici à l’École en dirigeant ces inoubliables Femmes savantes.

 

Je remercie Réjean Ducharme pour l’essence de ses mots qui me suivront toute ma vie durant, Benoît Vermeulen et Suzanne Lemoine, les complices d’À quelle heure on meurt ? le vrai début de tout, et Ginette Noiseux qui m’a ouvert les portes de son théâtre pour accueillir mes premiers pas.

 

Sarah Berthiaume, Carole Fréchette, Jasmine Dubé, Lise Vaillancourt, Emmanuelle Jimenez, pour m’avoir permis d’entrer dans vos mots, dans vos univers.

 

Markita Boies, Éric Bernier, Macha Limonchik, Hélène Mercier, Pierre Bernard, pour leur créativité, leur générosité.

 

Daniel Léveillé pour m’avoir donné un corps dansant, pour la patience et l’écoute dans ces longues heures de découragement dans la cuisine de la rue Champagneur quand je ne jouais pas pantoute, et surtout pour l’amour.

 

Louise Lahaye et Diane Miljours, les fées marraines qui m’ont offert de jouer un serpent dans Le cocodrille, mon tout premier contrat en arrivant à Montréal.

 

De Saint-Hyacinthe, je remercie mon professeur Andrew James Henderson pour la voix.

 

Yvan Ponton pour ses incroyables cours d’improvisation qui m’ont libéré du carcan dans lequel j’étais enfermé (je vous raconterai un jour cette improvisation où la consigne était que ça devait se dérouler dans un lieu réel de la ville. Nous avions simulé, en plein centre-ville, le kidnapping dans une camionnette d’une fille de notre classe qui nous tapait sur les nerfs, et que la police, la vraie, celle de la Sûreté du Québec, était venue nous voir pour savoir c’était quoi cette affaire-là. « Ben monsieur la police, c’est une improvisation qu’on fait… » Ce jour-là, j’ai réalisé que le théâtre pouvait rencontrer de plein fouet la vraie vie).

 

Je remercie Jean Dalmain -trouvez-vous à midi à la petite fontaine/mais que diable allait-il faire dans cette galère ?/Bon appétit messieurs- pour qui le répertoire classique français, ça se jouait aussi facilement que ça, et pour qui la langue française, ses subtilités, ses richesses, sa poésie, n’avait aucun secret.

 

Je remercie aussi le metteur en scène de ce si mauvais Ubu roi.

 

Je remercie France Arbour auprès de qui, de 8 à 16 ans, j’ai suivi des cours de théâtre dans mon Granby natal.

 

J’ai grandi dans une maison où il y avait des disques, des livres, de la lumière.

 

Dès l’âge de six ans, je me souviens, j’ai dit « Maman, je veux faire du théâtre. » Et ma mère m’a dit « Martin, tu veux faire du théâtre ? Tu vas faire du théâtre. »

 

Et aujourd’hui, je fais encore du théâtre.

 

Maman, merci.

 

André Brassard a dit « On est là pour passer le feu, pour transmettre une espèce d’exaltation à être vivant malgré tout. »

 

 

À vous toutes et à vous tous, c’est un grand honneur que vous me faites aujourd’hui.

 

Je vous en suis profondément reconnaissant.

 

Bonne vie.