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*Ce discours a été prononcé le matin du 8 septembre lors du zoom de la rentrée des étudiant.es de première année 2020-2021.

« Rien n’est donné ni promis, mais tout est possible à qui accepte d’entreprendre et de risquer. »

Albert Camus

 

Certains, certaines connaissent l’anecdote. Mais elle me semble on ne peut plus pertinente pour cette nouvelle année qui s’amorce. Ma mère, ce personnage qui a franchi 70 ans cet été, a toujours un point de vue très direct sur la vie. Et elle ne se gêne pas pour nous en faire part.

 J’avais 17 ans et j’entends ma tante raconter très fièrement à ma mère que ma cousine (qui étudiait sans relâche pour devenir gynécologue), avait tellement de matières à apprendre, et que c’était tellement difficile et que ça lui prenait plusieurs années pour y arriver, et que et que.. 

Elle avait raison de dire de tout ça… C’est bien vrai en fait.

Et j’admire au plus haut point ma cousine et son rapport à la médecine et la vie. Mais, pour l’anecdote toujours,

 Ma mère, peut-être un peu froissée, lui a répondu :  tu sais, moi, mon fils, veut faire du  théâtre et j’ai bien l’impression qu’il devra apprendre et apprendre toute sa vie.

Indirectement, j’apprenais trois choses :

  1. Ma mère a des fois trop le sens de la répartie;

  2. même si elle avait des craintes devant mon choix de carrière, elle comprenait peut-être plus que moi ce que j’allais faire et ce que ça demanderait d’efforts;

  3. du même coup, elle m’indiquait ma responsabilité envers le métier que j’avais choisi. Ça lui venait certainement de son admiration sans bornes pour le geste artistique, pour la beauté de l’engagement. Quand on voyait par exemple un musicien et son instrument, en train de performer, elle disait toujours : regarde ses mains, regarde comme il bouge, écoute comme c’est beau…

Ma mère, en répondant à ma tante, me disait par ricochet :  tu entreprends toute qu’une aventure et tu devras toujours apprendre. En cette époque tourmentée et pleine de nouvelles contraintes, ce mot, APPRENDRE, devient un refuge. Un fil rouge. Devant tout ce que nous avons vécu, il faut en effet pour conjurer le sort et repartir la machine, se mettre au travail et apprendre. C’est la clé. La source d’une grande joie rebelle. Et un immense privilège. On ne peut aborder le jeu du théâtre sans vouloir apprendre.  On ne peut vouloir ajouter ses idées aux idées des autres sans vouloir les apprendre, et ce, pour pouvoir mieux se poser dans leurs univers.  On ne peut approcher un personnage, son costume, son récit, sa grande et sa petite histoire, sans la curiosité de soi et de l’autre. On ne peut pas ne pas vouloir s’apprendre.

Il faut ouvrir les mondes qu’on veut jouer, dessiner, éclairer…

Il faut vouloir fouiller. Regarder, écouter.

Il faut dire, je ne sais pas, je ne connais pas et partir à la recherche.

Il faut aussi, parfois, désapprendre. Et même se désapprendre.

« Il n’y a point et il n’y aura jamais de réel sans symboles. »[1] dit Achille Mbembe

Les contextes comptent. Les contextes éclairent.

Les histoires, les différentes narrations, les points de vue (quand ils dépassent les 140 caractères), le passé, le présent, les méandres d’une émotion, d’une réaction humaine,  tout cela mérite que nous nous y penchions avec délicatesse, doigté, curiosité, bienveillance et humilité.

Il faut vouloir apprendre.

Il faut vouloir s’apprendre.

Parce qu’engagé dans une telle posture d’éveil, on change constamment, et encore et encore, on doit constamment retrouver qui nous devenons.

L’identité, après tout est une chose en mouvement. Presqu’insaisissable.

Nous sommes toutes et tous au même point et avons toutes et tous la même obligation de s’orienter vers l’inconnu, de naviguer dans l’incertitude. 

C’est un risque qui m’apparaît salutaire.

Je suis arrivé à ce qui commence, dit Miron.

Nous sommes exactement là.

Et nous allons commencer ensemble.

Et s’apprendre.

C’est un processus, jamais une finalité. 

En terminant, une citation d’Edouard Glissant :

« Chacun de nous a besoin de la mémoire de l’autre […] Si nous voulons partager la beauté du monde, nous devons apprendre à être solidaires de toutes ses souffrances.  Nous devons apprendre à nous souvenir ensemble, et ce faisant, à réparer ensemble le tissu et le visage du monde.  Il ne s’agit donc pas de se refermer sur soi, de se laisser habiter par l’obsession d’un chez-soi, d’un entre soi, d’un en-soi transcendantal, mais de contribuer à faire se lever au large cette nouvelle région du monde où tous, nous pourrons entrer sans condition, afin d’embrasser, les yeux ouverts, l’inextricable du monde, sa structure indémêlable, son caractère composite »[2]

Voilà.  Je vous souhaite une grande année 2020, 60e anniversaire de notre école. Je me sens confiant de la vivre avec vous, vous êtes sans nul doute, le meilleur équipage qu’on puisse souhaiter avoir. 

Merci.

[1] Achille Mbembe. Brutalisme, p.83. Éditions La découverte

[2] Édouard Glissant. Une nouvelle région du monde, esthétique 1.  Gallimard, 2006.