Le Monument-National est aujourd’hui le plus ancien théâtre en opération au Québec, sinon au Canada. Pavillon de l’École nationale de théâtre depuis 1971, centre névralgique du théâtre yiddish entre les deux guerres mondiales et hôte du fameux Musée Éden au tournant du siècle, le Monument-National a connu beaucoup d’histoire depuis son ouverture en 1893. Mais, comme Rome, il n’a pas été construit en un jour et son histoire est pourtant beaucoup plus ancienne que son ouverture. Pour vraiment connaitre l’esprit du Monument-National, il faut retourner en arrière. Non seulement jusqu’en 1891 pour les débuts des travaux, mais encore plus loin. Plongez donc dans cet article pour connaître la origin story du Monument-National ; l’antépisode de l’histoire que vous connaissez peut-être déjà.

Comme pour tout sujet lié à la culture canadienne-française, on pourrait remonter à l’arrivée de Jacques Cartier en 1532, ou à la fondation de Québec en 1608, ou même le rapport Durham de 1839 qui dit que les Canadiens-Français constituaient un peuple “sans littérature et sans histoire”, provoquant immédiatement la rédaction de notre histoire et de notre littérature. Cependant, pour l’histoire du Monument-National, nous pouvons sauter jusqu’en 1834, quand le journaliste Ludger Duvernay a fondé ce qui est devenu l’Association Saint-Jean Baptiste. Cette association avait pour but de protéger, valoriser et encourager le développement de la nation canadienne-française.

L’idée du Monument-National est venue à Duvernay dans les bureaux de l’Association Saint-Jean Baptiste (ASJB) près de 50 ans plus tard. À vrai dire, ce n’était pas le même Ludger Duvernay mais plutôt son fils Ludger-Denis. Et pour être encore plus exact, ce n’était pas dans les bureaux de l’Association, mais bien à la demeure du président de son comité de direction. Justement, l’Association Saint-Jean Baptiste n’avait pas de bureaux et la toute première mention d’un édifice ou d’une salle pour leur usage visait à remédier à cette situation. Dès 1883, l’ASJB forme un comité de la salle St-Jean Baptiste, bientôt rebaptisé le comité de l’édifice.  Rapidement, le projet évolue et prend de l’importance : non seulement un espace de bureaux est créé, mais l’édifice deviendrait aussi un « véritable centre communautaire destiné à l’ensemble des Montréalais francophones » [1]où l’ASJB pourrait chapeauter toute sorte d’organisations culturelles et professionnelles canadiennes-françaises. Rapidement, le projet comprend les bureaux de l’association, une bibliothèque et une multitude de salles destinées aux diverses organisations et commerces.

Un terrain est acheté au centre-ville et la première pierre est posée le 25 juin 1884. Cette première pierre symbolique en fut aussi vraisemblablement la dernière, puisque le projet stagne rapidement. Des crises politiques et économiques se succèdent et l’Association peine à lever les fonds nécessaires pour un projet d’une telle ampleur. Ce n’est pas avant 1890 que les fonds recommencent à rentrer, surtout grâce à deux mesures. Premièrement, l’Association cesse de vendre des obligations de 500$ (salaire annuel d’un ouvrier à l’époque) et vend plutôt des actions à 10$. Résultat : beaucoup plus de gens peuvent contribuer. Ensuite, l’Association lance une loterie populaire pour lever encore plus de fonds. Le succès est immédiat et le projet du Monument-National est de nouveau sur les rails.

Cependant, la ville a changé depuis 1884 et le terrain du Monument-National n’est plus au centre névralgique de Montréal. L’Association Saint-Jean Baptiste vend donc leur terrain et se procure le terrain actuel sur la rue Saint-Laurent pour 44 000$ (Aujourd’hui le prix de location d’un espace de stationnement au centre-ville). Avec ce déménagement nait un nouveau projet : le Boulevard de l’Opéra, renommé Boulevard National en 1899. Ce « Projet d’exécution facile qui transformera la partie Est de Montréal »[2] verra la construction d’une salle d’Opéra sur la rue Saint-Denis et d’un grand boulevard qui mènera jusqu’au Monument-National.

Toutefois, malgré les nouvelles pratiques de financement de l’Association, la construction du Monument-National vide les coffres et peine à achever. Les travaux commencent en avril 1891 et devaient être terminés en juin 1892. L’inauguration officielle est ensuite planifiée pour le 25 juin 1893, mais les travaux traînent le pas. En mars 1893, le président de l’ASJB, Laurent-Olivier David « s’arme d’un crayon et biffe avec application tout ce qu’il ne juge pas essentiel pour l’immédiat : les ascenseurs, le vaste escalier de marbres de l’entrée principale, les statues, les logettes, la corniche, l’installation électronique, le système de chauffage et de ventilation, la finition intérieure, les portes des salles de réunion, les entrées et la scène de la grande salle » [3]. L’inauguration aura lieu le 25 juin comme prévu ! 

Et voilà donc la naissance de notre Monument-National. Il est inachevé, les locaux ne sont pas loués et l’Association Saint-Jean Baptiste s’est endettée de 200 000$ (environ 7,1 millions en 2023). Érigé pour la gloire de la nation Canadienne-française, le Monument-National ne peut pas se permettre de tourner le dos aux anglophones : le premier spectacle artistique à se produire est une adaptation de Midsummer Night’s Dream de Shakespeare…en anglais.

Le Monument a donc toute une histoire avant même d’être ouvert au public, longtemps avant les années de Frivolin et de l’École nationale de théâtre. Dès les premiers jours et jusqu’à aujourd’hui, l’histoire du Monument-National est une série de changements de direction et d’adaptation à de nouvelles réalités.