Histoire du Monument-National

01 LE MONUMENT-NATIONAL DANS LA VILLE

Ouvert officiellement le 24 juin 1893 par l’Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal (aujourd’hui, la Société Saint-Jean-Baptiste), le Monument-National a joué, et joue encore, un premier rôle sur la scène montréalaise. Situé à la limite historique entre les quartiers francophones (à l’est) et anglophones (à l’ouest), il se trouvait également au cœur des sections juive et chinoise de la rue la plus multiethnique de Montréal.

À l’époque, malgré le fait qu’ils constituaient le plus important segment de la population de Montréal depuis 1861, les francophones ne disposaient pas d’une salle communautaire de superficie adéquate ni même d’un théâtre, alors que les anglophones avaient à leur disposition trois grands théâtres, une immense salle de concert et une foule de salles polyvalentes pour leurs activités sociales et culturelles. De plus, si la métropole canadienne comptait déjà une dizaine de monuments honorant les héros britanniques, rien dans les rues ou sur les places de la ville ne rappelait le courage des fondateurs de la Nouvelle-France ni de la ville elle-même.

L’Association Saint-Jean-Baptiste a donc voulu corriger ces deux lacunes en érigeant ce vaste complexe. Conçu pour servir à la fois d’installations communautaires, ainsi que de centre culturel et artistique, le Monument-National a été baptisé ainsi parce qu’il était le premier « monument » érigé à la gloire de la « nation » canadienne-française.

02 UNE COMMUNAUTÉ EN DANGER DANS UN MONDE EN MUTATION

Devant initialement être réalisée dans le Vieux-Montréal actuel, la construction du Monument-National débute en 1891 au coeur de la nouvelle ville. L'objectif est ambitieux, En plus de démontrer l'audace et la maîtrise technique des ingénieurs et architectes canadiens-français — non seulement il s'agit de l'un des plus grands bâtiments montréalais de la fin du XIXe siècle, c'est aussi le premier dont la structure est en acier—, le Monument-National se distingue des autres grands édifices de l'époque, tous de style victorien, par son apparence et sa conception. Tant sa vaste salle que sa façade néo-renaissance témoignent de la volonté des concepteurs et des commanditaires de faire de ce nouvel édifice un lieu unique à Montréal.

Le Monument-National fait partie d'un vaste projet, inachevé, de «boulevard National», véritables Champs-Élysées montréalais, qui devait relier la rue Saint-Denis au boulevard Saint-Laurent. À l'extrémité ouest se trouvait le Monument-National auquel devait faire face, à l'extrémité est, rue Saint-Denis, l’Opéra-National, qui n’a cependant jamais vu le jour.

Ce plan visait à consolider la présence française sur le boulevard Saint-Laurent et à bloquer l'extension de la ville anglaise à l'est de cet axe symbolique.

03 LES PREMIÉRES ANNÉES : MONUMENT, TERRE D'ACCUEIL

Dès son inauguration en 1893, au coeur de ce qui est en train de devenir le quartier juif, le Monument-National s'impose comme un formidable lieu de création, d'innovation, de discussion et de diffusion qui en fait l'un des premiers et des plus importants foyers communautaires et culturels multiethniques d'Amérique. Outre les francophones qui l'adoptent d'emblée, les Juifs, les Chinois, les Irlandais et la grande bourgeoisie anglophone de Montréal fréquentent ce lieu où se côtoient les artistes québécois francophones, les comiques juifs, les vedettes chinoises de l'opéra de Canton les chanteurs italiens, etc.

En plus de sa vaste salle du premier étage où se produisent les grandes vedettes de la fin du XIXe siècle, le Monument-National possède au rez-de-chaussée une salle de 200 à 300 places dédiée au théâtre burlesque, le Starland, et, au sous-sol, un musée de cire et une petite salle d'attractions, l'Éden. Le Monument-National possède aussi une vingtaine de salles de rencontres et d'assemblées qu'il met à la disposition des diverses associations et sociétés bénévoles qui animent la vie sociale et culturelle de Montréal.

04 LE MONUMENT-NATIONAL ET LE MOUVEMENT DES FEMMES

C'est au Monument-National que naît le féminisme québécois francophone à la fin du XIXe siècle. Regroupées autour de Marie Gérin-Lajoie au sein d'un comité appelé «Dames patronnesses» de l'Association Saint-Jean-Baptiste, les Montréalaises francophones les plus en vue de l'époque entreprennent une vigoureuse et vaste campagne qui vise la promotion des Canadiennes françaises dans tous les secteurs de la vie sociale, culturelle, économique et politique du pays. Avec l'aide de l'Association Saint-Jean-Baptiste, elles vont instaurer les premiers cours publics destinés aux femmes, favoriser leur regroupement au sein d'organisations sociales et corporatives, revendiquer leur accès aux études postsecondaires, créer des réseaux d'entraide féminine. Ce mouvement, qui vise également la reconnaissance du statut légal de la femme, lutte aussi, dès l'origine, pour l'obtention de son droit de vote. Idola Saint-Jean, éducatrice, journaliste, célibataire célèbre et célébrée, militante de la première heure, demeure la figure emblématique des «suffragettes» québécoises.

Pendant près de quarante ans, le Monument-National va ainsi être le foyer du mouvement des femmes francophones au Québec.

05 LE MONUMENT-NATIONAL : TERREAU D’IDÉES NOUVELLES ET CENTRE COMMUNAUTAIRE MULTIETHNIQUE

Pendant près de soixante ans, le Monument-National est un important centre de formation populaire. Inaugurés dès 1895, les «cours publics du Monument» forment des dizaines de milliers de personnes au génie, au droit, à la comptabilité, à l'hygiène, à la physique, aux arts, à l'histoire, à la littérature. C'est au Monument-National que se trouvent les racines de l'École polytechnique, de l'École des Hautes Études Commerciales, de l'École des beaux-arts et du Conservatoire d'art dramatique. Véritable université populaire, le Monument-National est aussi le premier siège de l'École ménagère fondée par les Dames patronnesses en 1904 dans le but d'enseigner aux femmes des rudiments d'hygiène, de diététique et de gestion ménagère et financière.

L'action du Monument-National — et à travers lui, de l'Association Saint-Jean-Baptiste — favorise également l'action ouvrière en abritant une multitude d'associations de travailleurs de tous les domaines de l'économie: commis marchands, employés d'usine, «demoiselles» des magasins, etc. À ce titre, le Monument-National contribue à l'essor du syndicalisme québécois. C’est dans cette même logique qu'il participe à l'éclosion du mutualisme à une époque où les banques refusent de prêter aux moins nantis. Le mouvement coopératif montréalais prend racine au Monument-National.

Grâce à sa localisation, à sa grande salle et aux multiples organismes sociaux et communautaires qu'il abrite, le Monument-National est de tous les vastes débats politiques qui marquent le Québec jusqu'au début des années soixante. D'Honoré Mercier, qui y a prononcé son dernier discours en 1893, jusqu'à Pierre Bourgault en 1966, les voix de tous les grands orateurs du Québec et du Canada ont résonné dans l'enceinte de sa grande salle.

Le Monument accueille également le premier Congrès juif canadien, en 1919, et sert de tribune à des personnalités dominantes de la scène internationale, dont David Ben Gourion, futur premier ministre israélien.

Les communautés chinoise, syrienne, italienne, noire, irlandaise ont toutes, à un moment ou à un autre, bénéficié de l'hospitalité et de l'appui du Monument-National qui a aussi été le principal foyer juif d'Amérique du Nord, à l'extérieur de New York, et l'un des premiers et des plus importants centres communautaires multiethniques d'Amérique.

06 LES SCÉNES DU MONUMENT : INNOVATIONS ET AVANT-GARDE

Dès 1895, la vaste salle du Monument-National accueille ses premiers spectacles théâtraux et ses premiers concerts. Le théâtre yiddish (juif) y éclôt dès 1896 ; les plus grandes étoiles anglophones du théâtre nord-américain s'y produisent, de même que les personnalités marquantes des scènes lyrique et musicale internationales, tels la cantatrice québécoise Emma Albani (Emma Lajeunesse) et le pianiste Ignacy Ian Paderewski.

Si le Monument-National est la plus importante scène du théâtre yiddish à l'extérieur de New York jusqu'à la fin des années quarante, il joue également un rôle fondamental dans le développement du théâtre francophone au Québec. C'est au Monument-National et au sein de sa troupe fondée en 1898, les Soirées de famille, qu'ont été formés les pionniers du théâtre professionnel d'expression française d'ici. Les premiers spectacles québécois à grand déploiement, comme La Passion de Germain Beaulieu avec Julien Daoust, sont créés au Monument et y font recette, attirant jusqu'à 10 000 spectateurs par semaine. Grâce à l'appui de l'Association Saint-Jean-Baptiste, le Monument-National devient bien plus qu'un lieu de production et de diffusion théâtrales, il s'agit d'un formidable centre d'innovations et d'expérimentations artistiques. Dès le début des années vingt, la modernité théâtrale fait ainsi son entrée à Montréal par la grande salle du Monument, en français et en yiddish, avec de petites troupes expérimentales locales (les Compagnons de la petite scène, Théâtre intime) ou étrangères (la Vilna, troupe d'avant-garde lituanienne jouant en yiddish).

07 LES SCÉNES DU MONUMENT : ÉCLECTISME ET SUCCÈS POPULAIRES

De 1898 à la fin des années quarante, les deux scènes principales du Monument-National, la grande salle et le Starland, offrent des dizaines de milliers de spectacles et attirent des millions de spectateurs de Montréal et des environs. D'Oliver Guimond père et fils à La Bolduc (Mary Travers), de Gratien Gélinas au célèbre comique juif Menasha Skulnick, d'Édith Piaf ou Charles Trenet à Molly Picon et Alys Robi, on ne compte pas une grande vedette nationale ou internationale du théâtre, de la chanson ou des variétés qui ne fasse escale ou n'élise domicile quelques jours ou quelques semaines au Monument. Les Veillées du bon vieux temps (1923-1943), la Société canadienne d'opérette (1921-1933), les célèbres Variétés lyriques de Lionel Daunais et Charles Goulet (1937-1955), Les Fridolinades de Gratien Gélinas (1938-1946), l'étonnante Équipe de Pierre Dagenais (1942-1947) et la Troupe de théâtre d'Art yiddish du New-yorkais Maurice Schwartz, pour ne nommer que celles-là, ne font pas que jouer au Monument-National, elles y logent pendant de longues périodes.

Les Variétés lyriques et Les Fridolinades, comme la Société canadienne d'opérette et les Veillées, ont leurs bureaux et leurs salles de répétition et de production au Monument.

Le Monument-National a ainsi été, jusqu'à la fin des années quarante, l'une des principales scènes montréalaises et le plus important centre de création scénique de la ville.

08 LE LONG NAUFRAGE

Après la Deuxième Guerre mondiale, commence pour le Monument-National une longue phase de déclin. Le boulevard Saint-Laurent — ou «la Main» — a mauvaise presse. La prostitution, les maisons de jeu ainsi que les trafics de toutes sortes rebutent les habitués du Monument qui lui préfèrent désormais les grandes salles de la rue Sainte-Catherine, plus sûres, plus confortables et plus modernes. Mais la mauvaise réputation du quartier n'est pas seule en cause. La guerre porte un coup presque fatal au théâtre juif qui disparaît en Europe et aux États-Unis. Les grandes productions yiddish se font de plus en plus rares au Québec comme ailleurs et ne se perpétuent plus que grâce à l'action de troupes d'amateurs, sans grands moyens.

L'époque est également difficile pour la Société Saint-Jean-Baptiste qui succède l'Association Saint-Jean-Baptiste. La Société vit de graves problèmes financiers qui l'empêchent d'investir dans le bâtiment vieillissant les sommes considérables nécessaires à son entretien. Laissé à lui-même, le Monument se détériore rapidement. S'il accueille encore quelques grands noms de la scène internationale — Édith Piaf, Henri Salvador, les Compagnons de la chanson—, si le Théâtre du Rideau Vert ou des troupes plus éphémères comme le Théâtre-Club ou le Théâtre du Rire y produisent encore quelques spectacles mémorables, il n'est plus que l'ombre de lui-même. La grande époque du Monument-National semble bien révolue. Voué à une démolition qui semble inéluctable et qui s'inscrit bien dans les projets de rénovation urbaine des autorités municipales, il sombre dans l'oubli.

09 LA RENAISSANCE : NAÎTRE À NOUVEAU, CENTENAIRE

Pendant près de vingt ans, de la fin des années cinquante au milieu des années soixante-dix, le Monument-National est demeuré l'un des secrets les mieux gardés de Montréal. Après avoir miraculeusement échappé à quelques reprises au pic des démolisseurs et à la mainmise de spéculateurs fonciers, le Monument-National est sauvé in extremis grâce à l'action conjuguée de la Société Saint-Jean-Baptiste et du ministère des Affaires culturelles du Québec. Déclaré «bien culturel classé» en 1976, le bâtiment est désormais protégé, mais il est dans un état de délabrement tel que l'École nationale de théâtre du Canada, qui occupe occasionnellement sa grande salle dès le milieu des années soixante, le fait à ses risques et périls. Cela ne l'empêche pas de s'y installer progressivement, lorsque la Société Saint-Jean-Baptiste quitte de façon définitive l'immeuble en 1976. En septembre 1971, Arthur Gelber, membre du Bureau des gouverneurs de l'École, achète le Monument-National et conclut une entente avec elle pour lui laisser l'utilisation du bâtiment pendant sept ans. En 1978, l'École nationale de théâtre en devient officiellement l'unique propriétaire. Quelques années plus tard, Phyllis Lambert et le groupe Sauvons Montréal, de concert avec l'École, lancent une vaste campagne de sauvegarde du Monument-National qui mènera à la restauration complète du bâtiment et lui redonnera vie.

L'École nationale de théâtre est établie à Montréal depuis 1960. Elle offre aujourd'hui une formation professionnelle dans toutes les disciplines du théâtre : l'interprétation, l'écriture dramatique, la mise en scène, la scénographie et la production, et ce, autant en français qu'en anglais. Au fil des années et des promotions, l'École s'est imposée sur la scène théâtrale internationale comme un lieu de formation unique, de haut niveau, alliant audace et tradition. Le fait de donner une partie de ses cours dans un lieu aussi riche que le Monument-National contribue évidemment à la qualité de son enseignement. Ce motif, allié à une volonté ferme de revitaliser le Monument et d'en faire connaître l'histoire, explique les efforts qu'elle a déployés pour convaincre les autorités publiques de restaurer le bâtiment.

Et c'est ainsi que, cent ans jour pour jour après son inauguration, le Monument-National connaît une formidable renaissance le 24 juin 1993, grâce aux travaux de restauration dirigés par les architectes Blouin, Faucher, Aubertin, Brodeur. Gauthier.

Ses deux grandes salles, dont celle qui a été baptisée salle Ludger-Duvernay— du nom du fondateur de l'Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal —, et le Studio Hydro-Québec, qui se trouve dans l'espace occupé autrefois par le Starland et l'Éden, combinent aux exigences et contraintes techniques les plus modernes les qualités et la chaleur d'un lieu marqué par l'histoire. Ces salles, auxquelles s'ajoute le cabaret-théâtre La Balustrade en 1999, sont aujourd'hui parmi les plus populaires et les plus appréciées du public montréalais. Chaque année. le Monument-National accueille 70 000 spectateurs venus applaudir, comme autrefois. les grandes vedettes de l'heure, que ce soit dans le domaine du théâtre, de l'humour, de la chanson, de la musique ou des variétés. Encore aujourd'hui, des oeuvres consacrées du répertoire et des créations expérimentales y cohabitent. Jeune centenaire fringant, le Monument-National de Montréal est le plus ancien théâtre en activité au Québec et il est redevenu l'un des lieux théâtraux les plus prestigieux et les plus dynamiques du pays.

Textes Jean-Marc Larrue
Recherche Ihsane Adlani, Myriame Larose et Roxanne Saint-Jacques
Traduction Neil Macmillan / Editext
Révision Hugo Couturier, Irena Malyholowka et Yves Martin