Entrevue avec Martin Faucher: Ivanov
Martin Faucher met en scène Ivanov d'Anton Tchekhov avec les finissant.e.s de la section française en Interprétation, Scénographie et Création et production. Le spectacle est présenté du 12 au 16 avril 2022 au pavillon Monument-National.
Martin Faucher, pourquoi as-tu choisi de monter Ivanov de Tchékhov?
Avec Ivanov, la distribution correspond à la cohorte de dix comédiennes et comédiens finissants de l’École nationale de théâtre. Et la plupart des personnages de la pièce n’ont pas 40 ans, ce qui convient bien à des interprètes au début de l’âge adulte. Ivanov lui-même a 35 ans. C’est un homme encore jeune qui aime la vie.
Dans la pièce, on dit de Ivanov qu’il souffre de « mélancolie », un terme qui renvoie au lexique du XIXe siècle. Or, si on remplace ce terme par « dépression » ou « burn out », on peut imaginer que tout ça se déroule maintenant. Ivanov est porteur d’un idéal dans une société russe en pleine transformation : l’abolition du servage, le nouveau capitalisme venu d’Allemagne, le saccage de la nature, l’antisémitisme, etc. Toutes des réalités encore parlantes aujourd’hui, des thèmes graves, mais que j’aborde avec un plaisir théâtral. Car il y a plein de styles théâtraux contenus dans Ivanov : un théâtre psychologique qui s’inscrit dans la lignée du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, un théâtre de boulevard où se distinguent le burlesque et le grotesque, et par le personnage d’Ivanov qui ne cesse de répéter qu’il se sent coupable, un comique que j’associe à Woody Allen. J’ai envie de faire s’entrechoquer ces styles théâtraux très différents tout au long des 4 actes!
Qu’est-ce qui te touche particulièrement chez Tchékhov?
Il y a un lien inconscient qui nous relie à l’univers de Tchékhov. Le simple fait que son œuvre se déroule dans une société nordique où règne un isolement causé par le climat hivernal est très parlant pour nous. Dans le village de mes grands-parents par exemple, près de Sorel, dans les années 60 et 70, il n’y avait pas internet. Je peux donc comprendre ce que c’est que de passer des journées et des soirées entières à s’ennuyer. Aujourd’hui, si tu n’as pas de réponse à ton texto dans la demi-heure, tu paniques! Mais à l’époque de Tchékhov, il n’y avait ni internet, ni télé, ni radio! Rien! L’angoisse causée par la solitude et la confrontation au cosmos devait être immense. Ça aussi, on le vit maintenant, d’une manière différente peut-être, mais avec autant d’intensité et de fulgurance.
Selon toi, Ivanov nous parle du monde d’aujourd’hui?
Complètement! En plus des thèmes que j’ai mentionnés, il y a dans la pièce le rapport aux femmes qui est très intéressant. Dans Ivanov, ce sont elles qui possèdent le pouvoir économique : Mme Lebedev gère l’argent du foyer, sa fille Sacha en profite; la vieille Avdotia est ruinée, mais elle gagne sa vie en mariant les gens riches; la jeune veuve Babakina a hérité de beaucoup d’argent. Quant à Anna Pétrovna qui a quitté sa riche famille pour épouser Ivanov, elle incarne un fort potentiel financier. Les femmes sont donc toutes porteuses de richesse et ne sont pas des figures passives.
Contrairement à Ivanov…
Ivanov est prisonnier d’une profonde dépression causée par un burn-out. Ivanov, pour moi, c’est quelqu’un qui s’est trop engagé dans une cause sociale : il a multiplié les Zooms, il a milité, il a été de toutes les manifestations, et un jour, il a craqué. Ivanov, c’est Jean-Martin Fortier, cet entrepreneur visionnaire de l’agriculture contemporaine québécoise qu’on voit partout. Il fait des tutoriels, il donne des entrevues en France. Si ce gars-là faisait un burn-out, ce serait Ivanov. C’est fantastique de dire aux comédiennes et comédiens, les personnages que vous jouez vous les voyez à la télé, vous les croisez dans la rue, c’est vous!
Est-ce qu’il y a d’autres personnages de la pièce que tu associes à notre société contemporaine?
Le bras droit de Ivanov, Borkine. Il ressemble à un jeune entrepreneur d’aujourd’hui.
«Lors du scandale de la compagnie d’aviation Sunwing causé par James William Awad, je me suis dit, ce gars-là qui affiche avec arrogance son succès sur sa page Facebook, c’est Borkine!»
Je puise à même mon imaginaire pour trouver ce que les personnages de Tchékhov éveillent en moi, et pas seulement dans la réalité de 2022. Par exemple, la vieille entremetteuse Avdotia, je la compare à Maria Casarès ou à Gloria Swanson dans les films Orphée de Cocteau et Sunset Boulevard de Billy Wilder.
Ivanov fait écho à différentes époques. Mettre en scène, c’est aussi faire le pont entre maintenant et ces autres époques, tout en respectant le texte. Ce n’est pas un musée.
Comment as-tu travaillé avec le texte et avec la langue?
J’ai fusionné trois traductions de la pièce, et j’ai travaillé avec un traducteur d’origine russe qui pouvait m’indiquer quand, dans le texte original, la langue était plus simple. Revenir à la langue russe me permet de comprendre de quoi il est précisément question dans la pièce, et trouver une musicalité langagière bien à nous. Tout au long du travail sur le texte, je me suis demandé de quelle façon on adresserait ça en québécois. Dire le texte avec simplicité, le rendre plus direct plutôt que par des traductions parfois alambiquées ou trop littéraires.
Peux-tu me parler un peu du travail sur le jeu d’acteur?
Je demande toujours aux comédiennes et comédiens : « de quoi est-il question? » Quelle est la situation vécue par les personnages? Je trouve qu’en répétition on ne pose jamais assez cette question. On veut aller trop vite, dans la hâte de jouer un résultat qui risque pourtant d’être flou ou empreint de clichés.
Je dis aux comédiennes et comédiens : imagine, si comme monsieur Lebedev, tu constates que ta vie est nulle, que tu n’as plus aucune estime de toi parce que ta femme te traite de manière odieuse, mais que tu n’arrives pas à la quitter… c’est quoi ce sentiment d’humiliation là? As-tu déjà été humilié dans une situation similaire, et comment t’identifies-tu à ce sentiment? Puis, comment peux-tu le traduire dans le personnage?
En sortant de la pièce, tu aimerais que les gens repartent avec quoi à la maison?
C’est une grosse question. J’aimerais que les gens repartent avec l’idée de demeurer fidèle à leurs valeurs, même s’il y a un prix à payer pour ça. Qu’est-ce qu’on veut dans la vie et qu’est-ce qu’on ne veut pas? Est-ce que j’aime ou j’ai aimé pour les bonnes raisons? Comment être honnête avec autrui dans une société où c’est si facile d’être malhonnête ou fuyant?
«Dans Ivanov, la perversion de l’argent est opposée à la sincérité, au désir de contribuer à un monde meilleur. C’est ça qui mine Ivanov.»
J’aimerais qu’en quittant le théâtre on se dise : qu’est-ce que je veux, moi, profondément, sincèrement, et qu’est-ce que je dois faire pour ne pas être broyé par le système?
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