Créer selon un contexte
On m’a demandé d’écrire un article evergreen, ce qui veut dire qu’on pourra le lire dans un an et qu’il sera toujours pertinent. Mais pourquoi se restreindre à un an quand les Grands ont traversé les âges? Notez ici que je suis en train de me comparer aux Grands...
Un de ces fameux Grands, le Platon de sa République, défend une logique selon laquelle la représentation d’une société utopique est considérée comme dangereuse pour les personnes au pouvoir. Sound familiar? Pour justifier le fait de bannir les arts mimétiques d’une société dite idéale, le philosophe cite l’effet déstabilisateur qu’ils peuvent avoir sur une communauté qui refuse de rentrer dans le rang. Malgré les messages de puissance, de beauté, d’élévation spirituelle ou d’amélioration de la vie, l’art peut potentiellement amener les individus à imaginer des réalités différentes de celle que privilégient les détenteurs ou les aspirants au pouvoir. C’est pourquoi le théâtre a longtemps été considéré, dans un certain sens, comme dangereux pour la stabilité d’une société.
Selon moi, il n’existe pas de meilleure raison pour créer du théâtre.
Fuck you, Platon.
Si le théâtre est un produit de la créativité humaine et permet d’imaginer autrement, nous qui créons cet imaginaire avons un devoir d’y faire refléter le contexte du monde dans lequel, nous aussi, nous vivons. C’est notre travail. Fuck you, Platon. C’est notre travail d’écouter, de regarder, de toucher, de sentir et même de goûter à ce qui nous entoure et de le remettre en question.
Si notre travail est de penser ce monde utopique et de le représenter, l’utopie de chacun reste intrinsèquement personnelle. Il devrait donc exister autant d’utopies que d’artistes.
Pour ma part, en tant qu’artiste de la scène, je suis profondément ancré en Ontario français et j’ai le devoir de contribuer activement à cette culture, à ma culture. Il s’agit d’un milieu professionnel en situation linguistique minoritaire, ce qui implique que la valeur du geste artistique proposé importe peu; le fait même d’agir en français est un acte politique en soi. C’est ainsi que je partage ma vision d’un monde idéal. Pour nous, en Ontario français, l’adage « faire de l’art pour l’art » est un privilège que nous n’avons pas. C’est le privilège d’une culture de majorité. Oui, vous avez bien lu, je viens d’utiliser le mot « privilège ». Dans tes dents, Platon. Nous, les « faiseurs » de théâtre, sommes redevables à un public qui, malheureusement, n’a pas la force du nombre. Je suis redevable à mes concitoyens, je me dois de créer entre, avec et pour eux. Et je considère cela comme étant un privilège et non une punition. Mon « art » est le reflet d’une communauté et d’une culture « tricotée serré » (insérer ici blague d’épingles à chapeaux) où j’ai l’impression d’avoir un impact réel et, parfois, immédiat. Je suis, après tout, moi aussi, un spectateur de théâtre franco-ontarien. Et l’immédiateté de mes actions explique l’impossibilité du evergreen dans mon travail, mais il ne s’agit pas ici de mon utopie à moi.
Connaissez-vous la théorie allemande du Zeitgeist? Traduit littéralement, on entend « esprit du temps », au sens d’« esprit de l’époque ». Cette théorie est souvent utilisée pour expliquer ce que les Grands artistes ou penseurs ont su créer… Je joins ma voix à celle de l’humoriste australienne Hannah Gadsby pour dire : « Grosse merde. » Personne n’est né avant son temps. C’est impossible! Personne n’est né avant son temps! Peut-être dans le cas des enfants prématurés, mais ils se rattrapent! Les artistes n’inventent pas le Zeitgeist! Ils y répondent. » Et j’y ajoute « Fucking right! »
Je ne figurerai probablement jamais parmi les Grands, c’était donc ma seule chance de me comparer à eux.
Post-scriptum : Fuck you, Platon.
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