Archive for the ‘Histoire de l’ÉNT’ Category
L’Université Populaire : la longue histoire des cours publics pour adultes au Monument-National
L’Université Populaire : la longue histoire des cours publics pour adultes au Monument-National
Depuis 1976 au Québec et 1985 au Canada, le Monument-National est classé comme lieu historique patrimonial. Plusieurs aujourd’hui savent que ceci est en grande partie grâce à son statut de plus vieux théâtre du pays encore en activité. Toutefois la désignation patrimoniale du gouvernement du Québec nous rappelle que « Le Monument-National présente aussi un intérêt patrimonial pour sa valeur historique liée à son caractère multifonctionnel ». Cet immeuble présente un intérêt historique non seulement grâce au théâtre qu’il abrite, mais pour une multitude de raisons, et cette série d’articles tentera donc de présenter plusieurs de ces volets.
En 1978, l’École nationale du théâtre du Canada devient officiellement propriétaire du Monument-National. Cette nouvelle ère dans l’histoire du Monument présente une continuation pour l’immeuble qui, depuis longtemps, est lieu de théâtre, mais aussi par sa tradition pédagogique. Conçu comme bâtiment multifonctionnel au service de la communauté, le Monument-National est un lieu d’enseignement dès sa fondation en 1893. Dans son livre Le Monument Inattendu, le Monument-National 1893-1993, Jean-Marc Larrue le décrit comme étant « l’une des premières universités populaires au monde, sinon à la lettre, du moins par l’esprit »1. Dans cet article, penchons-nous sur cette tradition pédagogique afin de comprendre les racines historiques de l’enseignement au Monument-National, bien avant l’École nationale du théâtre.
L’éducation est centrale au Monument-National non seulement depuis son ouverture, mais depuis les tout premiers plans pour sa construction. Dès les années 1880, l’esprit pédagogique est au centre du projet du Monument. En effet, c’est grâce à cet élément du projet que le gouvernement du Québec octroi une subvention de 10 000$ à l’Association Saint-Jean Baptiste et lui permet d’organiser une loterie. C’est éventuellement cette même loterie qui permet au projet de se remettre sur pied et de finalement se réaliser. La mission éducative n’est donc pas un hasard, mais partie centrale et même vitale de l’existence même de l’immeuble.
Le premiers cours ont lieu en novembre 1895 et couvrent de la matière à la fois d’éducation générale et technique. La direction de l’association voulait servir la communauté en offrant non seulement une formation aux travailleurs, mais aussi une base d’éducation en langues et en humanités, afin de permettre « leur élévation par le génie de l’esprit et de la langue »2. La liste des premiers cours offerts au Monument représente les intérêts de sa direction : Histoire, agriculture, mécanique générale, métallurgie, commerce, architecture, hygiène de la famille et sciences électriques. Après quelques années, la liste de cours s’allonge pour y ajouter l’économie politique et la marine et navigation.
Dès leurs débuts en 1895, les cours sont gratuits pour les élèves et sont surtout possibles grâce à des subventions de l’État. Ceci cause des inquiétudes pour la direction des cours lorsque leurs cours d’études commerciales sont si populaires qu’ils inspirent le gouvernement du Québec à créer l’école des Hautes Études Commerciales en 1907. Cependant, la subvention qui permet les cours publics du Monument est maintenue.
En plus des cours publics le soir, la mission pédagogique du Monument-National est remplie dès 1895 par le Conseil des Arts et Manufactures (plus tard l’École des Arts et Métiers), qui offre entre autres des cours de sculpture, de couture, de menuiserie et de dessin. Nous voyons ici l’ancêtre des ateliers de peinture, de décors et de couture qui sont aujourd’hui encore importants au sein du Monument-National.
Au fil des années, plusieurs cours s’ajoutent au curriculum du Monument afin de mieux servir la communauté : cours de télégraphie et dactylographie, cours d’anglais pour les fonctionnaires, cours de français pour les nouveaux-arrivants, cours de guide touristique et l’École Ménagère Provinciale. L’année 1908 voit aussi l’inauguration de cours de droit usuel fondé par Marie Gérin-Lajoie, qui participe elle-même à l’enseignement.
Les cours publics ont eu lieu jusqu’en 1955 et ont fait du Monument-National l’un des premiers endroits au Québec où le peuple pouvait gratuitement recevoir de l’instruction dans plusieurs matières essentielles. Selon l’historien Jean-Marc Larrue, les cours « ont favorisé et, parfois, provoqué, la formation d’écoles spécialisées, comme l’École des Hautes Études Commerciales, l’école technique de Montréal devenue ensuite l’École de Technologie Supérieure, l’Institut de Tourisme et d’Hôtellerie du Québec, l’École de Marine (devenue depuis Institut) et le Conservatoire d’art dramatique.
La pédagogie est demeurée centrale au Monument-National en 1978 avec la prise en charge des lieux par l’École nationale du théâtre du Canada qui, depuis, s’en sert comme pavillon de l’école où se trouve des salles de classe et un véritable laboratoire de théâtre pour ses élèves. Depuis 2018, l’ÉNT offre elle aussi, dans la tradition du Monument-National, des cours publics le soir. Ces cours accueillent environ 1000 personnes par année, qui sont formées dans divers domaines reliés au théâtre et aux arts vivants.
Le projet originel du Monument, comme il avait été imaginé dans les années 1880, se poursuit donc toujours aujourd’hui, non seulement en tant que théâtre, mais aussi par sa mission pédagogique. Celle-ci a toujours été centrale au projet du Monument-National, et l’est toujours depuis que le bâtiment est un pavillon de l’ÉNT.
Plusieurs sources ont été consultées pour cet article, mais une grande partie de l’information vient du livre Le Monument Inattendu, Le Monument-National 1893-1993 de Jean-Marc Larrue, qui est l’ouvrage définitif sur l’histoire du Monument-National.
Figure 1: 1929, École ménagère. Photographe : Rodolphe Carrière. BAnQ, Centre d’archives de Montréal, Collection Institut Notre-Dame du Bon-Conseil de Montréal, P783, S3.
Figure 2: Cours gratuits du soir du Conseil des arts et manufactures salle du cours de coupe et de couture, 1905. BANQ
Figure 3: Cours gratuits du soir du Conseil des arts et manufactures le cours de modelage, 1905. BANQ
Le Monument-National avant 1893
Le Monument-National est aujourd’hui le plus ancien théâtre en opération au Québec, sinon au Canada. Pavillon de l’École nationale de théâtre depuis 1971, centre névralgique du théâtre yiddish entre les deux guerres mondiales et hôte du fameux Musée Éden au tournant du siècle, le Monument-National a connu beaucoup d’histoire depuis son ouverture en 1893. Mais, comme Rome, il n’a pas été construit en un jour et son histoire est pourtant beaucoup plus ancienne que son ouverture. Pour vraiment connaitre l’esprit du Monument-National, il faut retourner en arrière. Non seulement jusqu’en 1891 pour les débuts des travaux, mais encore plus loin. Plongez donc dans cet article pour connaître la origin story du Monument-National ; l’antépisode de l’histoire que vous connaissez peut-être déjà.
Comme pour tout sujet lié à la culture canadienne-française, on pourrait remonter à l’arrivée de Jacques Cartier en 1532, ou à la fondation de Québec en 1608, ou même le rapport Durham de 1839 qui dit que les Canadiens-Français constituaient un peuple “sans littérature et sans histoire”, provoquant immédiatement la rédaction de notre histoire et de notre littérature. Cependant, pour l’histoire du Monument-National, nous pouvons sauter jusqu’en 1834, quand le journaliste Ludger Duvernay a fondé ce qui est devenu l’Association Saint-Jean Baptiste. Cette association avait pour but de protéger, valoriser et encourager le développement de la nation canadienne-française.
L’idée du Monument-National est venue à Duvernay dans les bureaux de l’Association Saint-Jean Baptiste (ASJB) près de 50 ans plus tard. À vrai dire, ce n’était pas le même Ludger Duvernay mais plutôt son fils Ludger-Denis. Et pour être encore plus exact, ce n’était pas dans les bureaux de l’Association, mais bien à la demeure du président de son comité de direction. Justement, l’Association Saint-Jean Baptiste n’avait pas de bureaux et la toute première mention d’un édifice ou d’une salle pour leur usage visait à remédier à cette situation. Dès 1883, l’ASJB forme un comité de la salle St-Jean Baptiste, bientôt rebaptisé le comité de l’édifice. Rapidement, le projet évolue et prend de l’importance : non seulement un espace de bureaux est créé, mais l’édifice deviendrait aussi un « véritable centre communautaire destiné à l’ensemble des Montréalais francophones » [1]où l’ASJB pourrait chapeauter toute sorte d’organisations culturelles et professionnelles canadiennes-françaises. Rapidement, le projet comprend les bureaux de l’association, une bibliothèque et une multitude de salles destinées aux diverses organisations et commerces.
Un terrain est acheté au centre-ville et la première pierre est posée le 25 juin 1884. Cette première pierre symbolique en fut aussi vraisemblablement la dernière, puisque le projet stagne rapidement. Des crises politiques et économiques se succèdent et l’Association peine à lever les fonds nécessaires pour un projet d’une telle ampleur. Ce n’est pas avant 1890 que les fonds recommencent à rentrer, surtout grâce à deux mesures. Premièrement, l’Association cesse de vendre des obligations de 500$ (salaire annuel d’un ouvrier à l’époque) et vend plutôt des actions à 10$. Résultat : beaucoup plus de gens peuvent contribuer. Ensuite, l’Association lance une loterie populaire pour lever encore plus de fonds. Le succès est immédiat et le projet du Monument-National est de nouveau sur les rails.
Cependant, la ville a changé depuis 1884 et le terrain du Monument-National n’est plus au centre névralgique de Montréal. L’Association Saint-Jean Baptiste vend donc leur terrain et se procure le terrain actuel sur la rue Saint-Laurent pour 44 000$ (Aujourd’hui le prix de location d’un espace de stationnement au centre-ville). Avec ce déménagement nait un nouveau projet : le Boulevard de l’Opéra, renommé Boulevard National en 1899. Ce « Projet d’exécution facile qui transformera la partie Est de Montréal »[2] verra la construction d’une salle d’Opéra sur la rue Saint-Denis et d’un grand boulevard qui mènera jusqu’au Monument-National.
Toutefois, malgré les nouvelles pratiques de financement de l’Association, la construction du Monument-National vide les coffres et peine à achever. Les travaux commencent en avril 1891 et devaient être terminés en juin 1892. L’inauguration officielle est ensuite planifiée pour le 25 juin 1893, mais les travaux traînent le pas. En mars 1893, le président de l’ASJB, Laurent-Olivier David « s’arme d’un crayon et biffe avec application tout ce qu’il ne juge pas essentiel pour l’immédiat : les ascenseurs, le vaste escalier de marbres de l’entrée principale, les statues, les logettes, la corniche, l’installation électronique, le système de chauffage et de ventilation, la finition intérieure, les portes des salles de réunion, les entrées et la scène de la grande salle » [3]. L’inauguration aura lieu le 25 juin comme prévu !
Et voilà donc la naissance de notre Monument-National. Il est inachevé, les locaux ne sont pas loués et l’Association Saint-Jean Baptiste s’est endettée de 200 000$ (environ 7,1 millions en 2023). Érigé pour la gloire de la nation Canadienne-française, le Monument-National ne peut pas se permettre de tourner le dos aux anglophones : le premier spectacle artistique à se produire est une adaptation de Midsummer Night’s Dream de Shakespeare…en anglais.
Le Monument a donc toute une histoire avant même d’être ouvert au public, longtemps avant les années de Frivolin et de l’École nationale de théâtre. Dès les premiers jours et jusqu’à aujourd’hui, l’histoire du Monument-National est une série de changements de direction et d’adaptation à de nouvelles réalités.