Discours lu avant la représentation du 26 février 2021 de Marguerite d'Anjou, reine d'Angleterre par les finissant(e)s de la section française
Bonsoir, bonjour,
Ceci ne fait pas partie du spectacle.
La magie devra attendre encore un peu avant d’opérer.
« Quelle honte! me direz-vous. Des mois que nous attendons cela et maintenant que nous l’avons, on nous demande d’attendre encore? »
Eh bien, oui. Attendre encore. Nous aussi, nous attendons depuis longtemps. Alors, attendez une minute de plus, avec nous, le temps que nous parlions de nos voix à nous.
Ce que nous voulons vous dire, c’est que ce soir, nous avons le trac. Nous avons la peur au ventre. Le trac de jouer, bien sûr, bien que vous soyez devant vos écrans chez vous et que nous aimerions vous avoir ici, avec nous.
Comme nous aimerions vous avoir ici avec nous!
Mais c’est une peur plus profonde encore que nous éprouvons ce soir.
La peur d’être.
Oui, simplement la peur d’être. D’être des artistes, des êtres humains, des citoyennes et citoyens dont les voix ne résonnent plus, ne comptent plus. Dont l’existence est mise au banc de touche, mise de côté car soi-disant trop complexe à gérer, trop dangereuse à laisser en liberté.
Ce soir, nous vous parlons en costumes, maquillés, sous les feux de la rampe.
Ce soir, nous avons la chance d’être au théâtre, nous, étudiants en art dramatique. Nous jouons dans des salles vides. Nous jouons. Nous travaillons. Oui, nous travaillons! Malgré tout, malgré le trac, malgré la peur profonde qui nous habite. Nous sommes là, car nous avons la permission de l’être.
Cette permission, nous l’avons achetée. Cela s’appelle des droits de scolarité. « C’est normal », direz-vous. Et nous sommes tous et toutes d’accord avec vous.
Cependant, nous ne parlons pas que pour nous. Du haut de notre chance d’être ici ce soir, nous parlons aussi pour nos camarades artistes et artisans du spectacle vivant qui, le vendredi 26 février, sont allés cogner aux portes du premier ministre pour lui expliquer, entre autres, que l’art ne s’arrête pas avec les études, qu’en dehors des salles de cours, les artistes existent et veulent travailler. Que nous voulons, nous aussi, exercer notre métier.
Cela fait des mois que nos lieux de travail sont fermés au public. Pourtant, nous travaillons avec toujours autant d’acharnement – et plus encore. Pour survivre. Pour faire de l’art. Car c’est notre métier.
Oui, c’est un métier. Un très vieux métier. Complexe, dangereux, instable, souvent précaire, trop souvent insuffisant pour trouver notre place dans la société dans laquelle nous tentons d’exister. Mais ce travail est légitime, important, nécessaire. Nous osons dire essentiel. Un métier tout ce qu’il y a de plus concret, avec ses joies, ses peines, ses apprentissages, ses satisfactions et ses déceptions.
Ce soir, nous vous parlons de la spoliation que nous vivons toutes et tous. Nous vous parlons des promesses qui n’ont pas été tenues. Nous vous parlons des dates d’ouverture des salles toujours repoussées. Nous vous parlons des incohérences que nous vivons toutes et tous, vous y compris.
Nous vous parlons de la réouverture de centres commerciaux où des milliers de personnes peuvent se croiser, alors qu’ici, de là où nous vous parlons ce soir, la moitié de ces personnes pourrait entrer sans le moindre risque sanitaire.
Nous vous parlons de cette injustice que nous vivons, quotidiennement, devant nos salles vides.
Nous vous parlons de l’angoisse double : celle d’être artistes et d’être jeunes.
De l’angoisse de terminer nos études pour nous jeter dans le vide.
« Ça ne change pas beaucoup d’avant », répondrez-vous.
Eh bien, si, ça change. Ça change, car même si avant, finir une école d’art était un saut dans le vide, nous avions encore des espoirs auxquels nous accrocher. Espoirs d’avoir un contrat par-ci par-là pour en vivre; espoirs de monter un projet avec nos amis, avec d’autres artistes que nous admirons; espoirs de revoir vos sourires et vos larmes face à nous. Face à nous.
Aujourd’hui, le saut est encore plus vertigineux, car les espoirs sont effacés parce que jugés, selon certains, non nécessaires.
Ce soir, avec la revendication que nous prenons de faire un spectacle malgré tout, malgré les mesures sanitaires, malgré la situation précaire, malgré le brouillard de l’avenir, nous jouons pour vous. Pour que l’art survive, pour qu’il puisse encore être entendu, même à travers le méandre des flux internet.
Nous jouons, car nous avons l’espoir d’être entendus, écoutés.
Nous jouons, car nous ne pouvons faire autrement.
Nous jouons, car, comme tout métier, le nôtre demande constamment de la pratique, du perfectionnement.
Mais il demande aussi un public.
Nous jouons, car nous n’abandonnons pas.
Nous jouons, car nous refusons d’être réduits au silence.
Car nous refusons la peur.
Car nous refusons le mépris.
Car nous refusons.
Nous jouons, car nous sommes prêts à tous les sacrifices.
Nous jouons, et nous continuerons – toujours.
Rien ne nous arrêtera.
Alors, gagnons du temps et rendez-nous nos espoirs. Rendez-nous notre métier. Laissez-nous ouvrir nos salles et laissez-nous ouvrir vos cœurs.
Merci. Bon spectacle.
L'Équipe du spectacle de Marguerite d'Anjou, Reine d'Angleterre
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