Annie Préfontaine (Création et production 3, Montréal, QC) en conversation avec Solène Paré (Mise en scène, 2016) sur le statut d'artiste professionnel qui n'est pas accordé aux individus qui font carrière en direction de production, en direction technique, en assistance à la mise en scène ou en régie. Cette distinction engendre des inégalités claires par rapport aux conditions de travail au sein des équipes de production pour ces postes qui sont plus souvent occupés par des femmes.


Souvenir d'Annie Préfontaine (Création et production, 2020) des réglages d'éclairages de son Projet Central 2 avec ses collègues Charlie Loup Turcot (Création et production, 2020) et Flavie Lemée (Création et production, 2020); extrait de Woyzeck de Büchner selon une adaptation de Brigitte Haentjens

Si l’on m’avait demandé, lors de mon entrée à l’ÉNT, si je me destinais à une carrière d’artiste, j’aurais répondu oui sans sourciller. Cependant, après avoir appris cette année que, dans une équipe de production, certains rôles ne bénéficient systématiquement pas du statut légal d’artiste et du filet social (si ténu soit-il) qui l’accompagne, je me suis fait prendre de court par une crise identitaire aiguë.

Aux yeux de la Loi sur le statut de l’artiste1 et, par extension, des conseils des arts, des syndicats et de mes collègues du milieu théâtral, je ne me qualifierais pas en tant qu’artiste professionnelle simplement parce que j’aurais choisi de faire carrière en direction de production, en direction technique, en assistance à la mise en scène ou en régie. Selon mon expérience personnelle, la majorité de mes collègues qui choisissent ces voies plus précaires – pour la plupart associées davantage aux stéréotypes féminins sur le marché du travail, ce que les anglophones appellent le pink-collar work2 – sont des femmes.

J’ai dès lors ressenti le besoin de me renseigner au sujet des inégalités que cette situation met en lumière ainsi qu’aux luttes féministes qui l’accompagnent3. Pour y arriver, j’ai fait appel, d’un côté, à ma Christine Beaulieu intérieure pour mieux poser les questions difficiles et, de l’autre, à Solène Paré (Mise en scène, 2016), metteuse en scène, directrice artistique de Fantôme, compagnie de création, artiste en résidence à l’Espace Go, membre du Mouvement des femmes pour l’équité en théâtre (FET)4 et du comité directeur du Chantier féministe 2019 sur la place des femmes en théâtre.

Solène Paré (Mise en scène, 2016) à l'École nationale de théâtre du Canada lors de l'événement Retrouvailles 2019
Crédit Photo: Adrian Morillo

Publié en novembre dernier, le rapport5 de ce chantier présentait certaines recommandations au milieu théâtral en demandant qu’elles « soient mises en pratique en reconnaissant les apports de toutes les femmes du milieu théâtral, dans une perspective inclusive, intersectionnelle et décoloniale ». Dans la même lignée (en me basant sur ma propre expérience de finissante du programme Création et production à l’ÉNT), j’ai discuté le mois dernier avec Solène des enjeux systémiques auxquels font face les femmes travaillant dans le domaine de la production théâtrale et des pistes de solution à envisager pour éventuellement les désamorcer. Voici le compte rendu librement édité de notre conversation, en trois utopies.

 

Prendre son temps

Annie Préfontaine : C’est une évidence pour moi que faire du théâtre, c’est un geste foncièrement collectif – au sens où essayer de faire du théâtre toute seule, c’est un peu comme l’arbre qui tombe alors qu’il n’y a personne dans la forêt pour l’entendre tomber. Malheureusement, il me semble qu’on n’est pas en train de vivre notre théâtre collectivement parce qu’autour de la table de production, certaines de nos collègues sont exclues de toute association qui, selon la loi, pourrait « défendre et promouvoir [leurs] intérêts économiques, sociaux, moraux et professionnels » de tout mécanisme de financement pour leur développement professionnel par les conseils des arts et de toute protection par les normes du travail6 lorsqu’elles sont travailleuses autonomes. Sachant cela, je me demande comment minimiser la précarité de leurs conditions de travail, comment valoriser ces femmes et les rendre moins vulnérables et, surtout, je me demande par où commencer...

Solène Paré : C’est certain que, comme pour les autres luttes des FET, on parle d’un changement profond de l’ADN du théâtre québécois. Récemment, une collègue assistante à la mise en scène m’a dit : « Je n’en reviens pas que je doive appeler mes amies assistantes à chacun de mes contrats pour savoir si je ne me fais pas avoir! » Non seulement il peut être difficile pour les directrices de production, directrices techniques, assistantes à la mise en scène et régisseuses de connaître les limites de leur métier en début de carrière et de les faire respecter, mais leur implication est aussi moins visible aux yeux du grand public.

AP : C’est là que l’expression « travailler dans l’ombre » prend tout son sens : par exemple, en entrée en salle, on a tendance à faire des raccords le plus silencieusement possible pour ne pas déranger parce qu’il ne faut pas retarder ou diminuer les périodes de création, parce que les heures de présence des interprètes sont précieuses, parce que, pour le prochain enchaînement, il faut absolument régler x, y, z. C’est ironique parce que ces femmes-là sont souvent, dans l’essence de leur rôle, au service des autres7 , de la mise en scène, des conceptions, etc., jusqu’à en oublier de vérifier leur propre niveau d’énergie. Et même s’il y a un certain cheminement personnel nécessaire pour arriver à y trouver un équilibre, il reste que, dans le milieu culturel, on a tendance à être très vulnérables psychologiquement8 , entre autres à l’épuisement professionnel parce qu’on travaille souvent sur plus d’un projet à la fois.

Souvenir d'Annie Préfontaine (Création et production, 2020) des coulisses lors de sa régie de plateau sur Les Trois Soeurs de Tchekov avec ses collègues Rosemarie Sabor (Interprétation, 2018) et Étienne Courville (Interprétation 2018), mise en scène par Florent Siaud

SP : Tu sais, en préparation pour le Chantier féministe, on s’est demandé si on allait amener la question de la conciliation travail-vie personnelle, qui a une grande incidence sur les conditions de travail de toutes les femmes en théâtre et qui pourrait être un début de réponse.

AP : C’est tentant d’imaginer un genre de « slow théâtre », comme la mode du slow food, où on instaurerait un horaire d’entrée en salle à seulement deux services par jour9 pour tout le monde. C’est sûr que ça coûterait plus cher parce que l’entrée en salle durerait nécessairement plus longtemps, mais ce serait quasiment comme du développement culturel durable10 , il me semble.

SP : Ça ouvrirait un nouveau rythme de création super intéressant! Cet automne, d’ailleurs, j’ai eu la chance de vivre une entrée en salle de cinq semaines où le temps était vraiment bien réparti et les intensités étaient faites en petits blocs. Toutefois, ça a été rendu possible seulement parce que j’ouvrais la saison d’un théâtre qui accorde une attention particulière au rythme de création. Mais, effectivement, dans la majeure partie des cas, on se heurte rapidement à des obstacles économiques : tu as un lieu, tu es obligé de produire un certain nombre de spectacles pour être rentable… Parfois, ça frôle presque un rythme d’usine, et ça blesse non seulement les travailleuses, mais aussi l’art.

 

Une répétition de la production Les Louves à l'Espace Go, une mise en scène par Solène Paré (Mise en scène, 2016), qui a été présentée à l'automne 2019. Crédit Photo: Antoine Raymond

 

Prendre sa place

AP : Dans l’histoire de la place des femmes dans le milieu théâtral québécois, il y a eu entre autres une période plus unilatérale dans les années 1990 où une partie du théâtre était créée pour et par les femmes. Depuis, je trouve qu’on est beaucoup dans l’illusion du vivre-ensemble, où on essaie tant bien que mal de s’apprivoiser en gang, mais où on vit malgré tout des frictions au quotidien. Le domaine de la production, on le sait, c’est historiquement masculin et, malheureusement, c’est encore aujourd’hui machiste par moments – du genre « je vais t’aider », « je vais t’expliquer » et « je vais t’interrompre ». Je trouve que, dans notre combat pour l’équité, on cherche à créer du confort et de la sécurité pour les femmes, à s’épauler et à se rassembler entre femmes; c’est pour ça que je me demande si ça prendrait un festival ou un évènement.

SP : Peut-être un réseau, de la formation continue ?

AP : …Où on assumerait de travailler seulement entre nous, même si ça s’oppose à l’idéologie du vivre-ensemble.

SP : Pour la production Les Louves, où j’ai travaillé avec une dizaine d’actrices et une assistante, on se retrouvait souvent à n’être que des femmes dans la salle de répétition. Dans ces moments-là, il y avait effectivement une pression de moins. Avant tout, je suis convaincue que ça prend un cours d’éthique dans les écoles sur le féminisme, avec des exemples concrets à propos du travail dans notre milieu11.

AP : Je rêve d’une production où toute l’équipe (technique, de création, de production, même la distribution) serait féminine; ça me fascinerait! J’imagine même que juste un de mes chèques de paie par année, je l’aurais gagné sur un plateau féminin. Parce que le constat en ce moment, c’est que les structures qui sont déjà en place désavantagent les femmes. Mais est-ce que la réponse, c’est aussi de créer de nouvelles structures, en plus de combattre celles qui existent déjà ?

SP : On vit effectivement dans un système patriarcal qui désavantage les femmes, mais il existe déjà plusieurs structures, festivals et initiatives ayant à cœur la reconnaissance du travail des femmes. Au lieu de tout mettre à plat, je prône un financement adéquat aux initiatives féministes ayant pour but de « contaminer » les structures existantes, de l’extérieur comme de l’intérieur. Je pense entre autres à un ralentissement des modes de création, à l’embauche d’une « conseillère féministe à la direction artistique » et à des cours d’éthique dans les écoles de théâtre.

Souvenir d'Annie Préfontaine (Création et production, 2020) de l'entrée en salle du spectacle Jeune Public Dessiner le monde à l'automne de sa 3e année en tant que directrice de production, technique et de tournée; textes par Hugo Fréjabise (Écriture dramatoque, 2019) et Tamara Nugyen (Écriture dramatique 2019), mise en scène par Frédéric Dubois

 

Prendre la parole

Depuis ma conversation avec Solène, la ministre de la Culture et des Communications Nathalie Roy a annoncé le début des travaux de révision de la Loi sur le statut de l’artiste12 . Au moment d’écrire ces mots, j’ignore encore en quoi consistent ces révisions. Si je peux me permettre de rêver que ces travaux ouvrent un dialogue sur la création d’un statut légal particulier pour mes collègues à la direction de production, à la direction technique, à l’assistance à la mise en scène et à la régie, il m’apparaît clair que leurs conditions de travail doivent s’améliorer13.

De l’autre côté de la médaille, en conception (son, lumière, vidéo), on vit pas mal le même combat pour la légitimation et la représentation de la voix artistique féminine qu’en mise en scène et en écriture dramatique, bien qu’on n’ait pas encore colligé de statistiques pour le prouver. « Oui pour la parité, mais pour les conceptrices aussi », ajoute Solène.

Dans notre quête pour l’équité et notre armement de quotas, il faut aussi s’attarder à la qualité des occasions qu’on offre aux femmes artistes et s’assurer de leur visibilité, ce en quoi le prix Jovette-Marchessault14, créé dans l’élan du Chantier féministe, me semble être un énorme pas dans la bonne direction, surtout qu’il sera remis une année sur trois à une conceptrice. Dans une entrevue accordée au Devoir, la comédienne Marie-Ève Milot disait à ce sujet : « Les femmes sont les plus invisibles dans les catégories qui prennent en compte les meilleures conditions de travail pour créer. C’est très parlant pour nous pour illustrer la confiance qu’on place dans les femmes15 – confiance dans leur imaginaire, dans leur capacité de gérer des budgets ou d’attirer le public16

Si les femmes en production ont peu accès au statut d’artiste; si lorsqu’elles l’obtiennent elles restent à la merci d’un système discriminatoire17; et si lorsqu’elles n’y accèdent pas elles n’ont le droit de siéger autour de la table de production que dans les rôles qui ne sont ni protégés par une association professionnelle, ni encadrés par une entente collective, ni régis par les normes du travail, ni admissibles à du financement pour du développement professionnel, comment vais-je non seulement résoudre ma crise identitaire, mais aussi assouvir ma soif de justice sociale? Parce que, comme je l’ai souligné dans notre conversation de façon si éloquente, « Il faut toujours ben qu’à manné, on finisse par célébrer collectivement toutes nos... tsé? En tous cas… je suis torturée. Je suis ben torturée.»

Et Solène de répondre : « Mais il le faut! Il faut trouver des solutions. Il faut qu’on se batte

 

— Annie Préfontaine (Montréal, QC) est une étudiante de troisième année à l'École nationale de théâtre du Canada dans le programme Création et production.


1 http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cs/S-32.01
2 www.nytimes.com/2017/01/04/upshot/why-men-dont-want-the-jobs-done-mostly-by-women.html
3 Au Québec, nous avons participé à notre façon dans les dernières années à la lutte contre le harcèlement sexuel dans le milieu de la culture avec la vague de dénonciations du mouvement #moiaussi. Aux États-Unis, le mouvement #timesup a pour sa part associé le combat pour l’égalité salariale à celui contre le harcèlement.
4 https://espacego.com/saison-2018-2019/chantier-feministe-en-theatre/mouvement-des-femmes-pour-lequite-en-theatre
5 https://espacego.com/saison-2018-2019/chantier-feministe-en-theatre/rapport-et-recommandations-du-chantier-feministe
6 www.cnt.gouv.qc.ca/non-couverts/travailleurs-non-vises-par-la-loi-sur-les-normes-du-travail/index.html
7 www.nytimes.com/2015/02/08/opinion/sunday/sheryl-sandberg-and-adam-grant-on-women-doing-office-housework.html?login=facebook
8 www.machineriedesarts.ca/contenu-theorique/2019/12/15/entrevue-lpuisement-professionnel-dans-le-milieu-de-la-culture?fbclid=IwAR3KxX2mLZmOsbQIukXBfl279q8WxHcNJHjBqSkEwPhylhBnQTNNKwQMXBY
9 En entrée en salle, un service est typiquement une période de travail de 4 heures. De façon générale, les journées sont composées de trois services : un en matinée pour des raccords avec l’équipe de production et l’équipe technique, un en après-midi pour les intensités avec l’équipe de création et un en soirée pour un enchaînement avec l’équipe de spectacle. Typiquement, les dp/dt/assist/régie sont présents tout au long des trois services, six jours par semaine.
10 Cet automne, j’ai aussi été marquée par cet article qui soulignait l’empreinte écoresponsable des programmations qui présentent des productions théâtrales en reprise, plutôt que d’en produire constamment des nouvelles : www.lapresse.ca/arts/theatre/201909/08/01-5240391-reprises-au-theatre-encore-une-fois-si-vous-permettez.php
11 Il existe quelques ressources mises de l’avant par différents intervenants du milieu artistique : au Québec, la plateforme Il était une fois… de trop de l’Inis et, au fédéral, la campagne Milieux de travail respectueux dans les arts du Conseil des ressources humaines du secteur culturel.
12 www.mcc.gouv.qc.ca/index.php?id=2328&no_cache=1&tx_ttnews%5BpS%5D=1575919269&tx_ttnews%5Btt_news%5D=8392&tx_ttnews%5BbackPid%5D=2321&cHash=061b8f8a847c8a714687095515a1c6c5
13 Il existe une solution pour la création anarchiste de normes de travail pour les dp/dt/assist/régie : au sein de chaque compagnie de création/institution théâtrale/organisme à but non lucratif, les conseils d’administration peuvent mettre en place un code d’éthique ou compléter celui qui existe déjà, qui serait annexé à tous les contrats d’embauche. Ce code d’éthique pourrait lister les normes du travail établies par le CA pour protéger les travailleurs et travailleuses qui ne sont pas protégés par une entente collective ou une association professionnelle. Pour amorcer la révolution: https://benevoles-expertise.com/code-ethique/#
14 https://espacego.com/prix-jovette-marchessault/
15 Pour en savoir plus sur l’éternel combat du leardership au féminin : www.sciencedaily.com/releases/2018/10/181015084556.htm
16 www.ledevoir.com/culture/theatre/551732/le-rideau-de-verre-perdure-pour-les-femmes-en-theatre
17 Comme l’affirme Ginette Noiseux, directrice du théâtre Espace Go : « On ne veut pas que les femmes soient financées parce qu’elles sont des femmes. Mais on remarque que, parce qu’elles sont des femmes, elles sont moins financées… » www.ledevoir.com/culture/566362/theatre-des-quotas-pour-atteindre-la-parite?fbclid=IwAR3YqCb4W0WlDEq9mAg5LTWcpQD3Qpx5kPRq9yfKNvO6Whzv_PWq-KMhrQA


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