Allocution aux finissant(e)s de l’ÉNT, 20 mars 2021
Le 20 mars dernier, dans le cadre de la cérémonie des Retrouvailles, l'auteur et metteur en scène Dominic Champagne (Écriture dramatique, 1987) a offert un message d’espoir et de résilience aux finissant(e)s de tous les programmes. Lisez son texte complet ci-dessous:
Cette lumière au milieu du désordre
Les théâtres se sont retrouvés seuls dans le noir, ils vont bientôt reprendre le flambeau
je ne peux pas m’empêcher de penser aujourd’hui à quel point
vous finissez l’école dans un moment de désordre historique
et à quel point aussi vous arrivez à ce qui commence
je veux vous parler du tragique de notre condition
cette lumière, qui brille aujourd’hui, dans vos cœurs et dans vos esprits
à rêver à la suite du monde, cette lumière, d’où vient-elle?
nous avons, tous autant que nous sommes
pendant les neuf mois qui ont précédé notre entrée sur la grande scène du monde,
fait l’expérience de l’harmonie
et puis, par le courage titanesque de nos mères, nous arrivons à la vie
dans un grand cri, nous sommes expulsés, chassés du paradis
et c’est en pleurant, aveuglés de lumière, que nous naissons
puis, nous passons le reste de nos vies dans la nostalgie de cette harmonie,
à chercher le paradis, perdu, ou à tenter de le recréer,
sans jamais tout à fait y parvenir
sinon parfois l’espace d’un instant fuyant, éphémère comme le théâtre
les Grecs du temps du miracle qui a donné naissance au théâtre et à la démocratie
disaient que le tragique, c’est la capacité que nous avons à nous tenir debout
au milieu du désordre
les temps sont désordonnés et les théâtres pleins de nos silences
et je trouve aujourd’hui toute ma joie à la pensée
que l’heure est venue pour vous de vous tenir debout et de prendre la parole
nous avons maintenant tellement soif et tellement faim
de nous retrouver, ensemble dans le noir,
autour d’un peu de lumière sculptant dans l’ombre un peu de notre humanité
puisse cette lumière qui brille dans vos cœurs et vos esprits vous guider
vers quelque chose d’inspiré, de grand, de géant qui nous bercera de l’illusion
que nous sommes capables d’être plus grands que nous-mêmes
je vous souhaite de rester toute votre carrière à l’écoute
de cette lumière de vos vingt ans
et de ce désordre du monde où vous arrivez
je vous souhaite de rester le plus près possible de ces rêves
qui vous ont bercés dans la chaleur de l’harmonie
ce seront vos meilleurs guides
vos meilleures armes pour la guerre
car nous sommes en guerre, et nos ennemis sont puissants
ils ont vidé les théâtres, troublé les places publiques et l’ordre du monde
nous devrons avoir la force et la sagesse de nous y mesurer
et c’est la voix intérieure qui nous dictera le sens véritable
noble, beau et grand que doivent prendre nos pas
pour faire de nous de meilleurs êtres humains
en harmonie avec le monde qui nous entoure et qui nous menace
je vous souhaite la sagesse de ce tragique
de savoir provoquer tous les désordres et toutes les révoltes
contre ce monde absurde que nous avons le devoir de changer
au moins dans nos têtes et sur nos scènes
pour que de la forme où nous nous sentons emprisonnés
confinés, barricadés, atomisés dans nos solitudes
puisse renaître une forme nouvelle où nous nous sentirons libres et rassemblés
je vous souhaite le désir de tout brasser et tout embrasser
mais aussi je vous souhaite de cultiver votre capacité à vous exiler en vous-mêmes,
pour savoir être là, à ne rien faire d’autre qu’être là, dans le secret de l’être
quand tout à coup, frappés par le destin, nous nous retrouvons désœuvrés,
c’est-à-dire sans œuvre, dans la suspension de nos activités, en-dehors de l’action
nous sommes confrontés à la rencontre de l’être en tant qu’être
plutôt qu’en tant que créateur, auteur, acteur, concepteur, technicien, producteur
dès qu’on est à l’œuvre, dès qu’on fait son métier, qu’on occupe ses jours à travailler,
il est étonnant de voir à quel point on oublie de penser à soi
et à quel point il faut lutter ardemment pour protéger un espace et un temps
où on pourra s’attarder, le temps qu’il faut, pour parler de soi à soi
le théâtre est un miroir fabuleux pour ce temps de l’âme où la lumière
aspirer à la lumière, à la beauté, à la joie et à l’harmonie est une chose
mais s’y engager est le grand défi, impossible mais incontournable,
lancé à qui veut mener une vie digne de ses rêves
personne au monde n’a autant besoin du théâtre que ceux et celles qui le font
puisse votre aspiration à la joie de nous y rassembler
agir sous la plus haute autorité de cette lumière du dedans
qui brille aujourd’hui dans votre âme, votre cœur et votre esprit
comme des étoiles dans la nuit
Dominic Champagne
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