Discours de Brigitte Poupart, récipiendaire du prix Gascon-Thomas 2025 en Innovation
Discours prononcé sur la scène de la salle Ludger-Duvernay du Monument-National, le 21 mars 2025.
Une carrière polymorphe
Il est difficile de faire valoir ses propres œuvres. Selon moi, les œuvres parlent d’elles-mêmes et à la longue constituent l’ADN d’un créateur.
Mais revenons en arrière. J’ai mis en scène mon premier spectacle à l’âge de 8 ou 10 ans impliquant les amis et aussi des voisins du quartier et des parents des amis dans le spectacle.
Le jardin de la maison familiale devenait pour l’occasion le lieu de représentation. Mon père sortait ses haut-parleurs, ma mère des chips et des boissons, et tout le monde apportait ses chaises. Bref, ce que je retiens de cette anecdote, c’est le désir de réunir et de créer. Loin de moi l’idée d’en faire carrière, c’était davantage une nature qui s’exprimait, un besoin.
À l’adolescence, j’ai troqué la création pour le sport, ce qui m’a structuré et ce qui m’a surtout enseigné la persévérance, qui s’est avérée être une qualité indispensable au métier d’acteur et de metteur en scène.
Au conservatoire, le cursus académique était très classique. J’avais l’impression à cette époque d’être dans un processus distant et non créatif.
Mais, en fait, j’étais là pour absorber, malgré moi, les bases. Même si parfois je trouvais ça ennuyeux, ça me donnait tout ce dont j’avais besoin pourinventer un nouveau langage quelques années plus tard dans mon propre travail.
J’ai eu la chance, en sortant du Conservatoire, de faire des tournées internationalesen Australie, en Europe, aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Afrique. J’ai aussi travaillé 6 mois sur une péniche transformée en théâtre à Londres où on y présentait le répertoire de Shakespeare en marionnettes à fil. Suite à cette expérience, j’ai décidé de fonder une compagnie de théâtre nommée Transthéâtre pour fournir une plate-forme autant à moi-même qu’ à d’autres créateurs qui partageaient le même désir de création.
Le contexte économique et culturel de mes premières années de vie professionnelle en 1990 a été sous le marasme de la crise économique et politique postréférendaire au Québec. Pour vous remettre en contexte, il n’y avait à l’époque aucune quotidienne à la télé, ni de chaînes spécialisées, il y avait très peu de productions cinématographiques québécoises et le théâtre était en crise identitaire. De surcroît, pour les femmes metteures en scène, nous étions minoritaires.
Pourtant, les années précédentes, 70 et 80, avaient été florissantes : les compagnies de théâtre fondées durant cette période avaient généré un rayonnement à l’international et favorisé l’essor de la création au Québec. Ces compagnies ont été des facteurs inspirants pour ma génération. Malheureusement, les jeunes compagnies fondées, dont la mienne, dans les années 90, et les artistes qui y œuvraient ont dû se rabattre sur des miettes dues au contexte économique qui a vu les enveloppes publiques en culture diminuer considérablement. On dirait que l’histoire se répète… Nous avons, pour pallier cette situation, créé nos spectacles dans des lieux non théâtraux et utilisé l’espace public comme théâtre. Interpeller les gens différemment et inventer des nouveaux modes de production et de promotion – plus délinquants, moins standard – sont devenues notre signature indisciplinée.
Dans ce contexte d’asphyxie au Québec, c’était une démarche presque obligée de fonder des compagnies pour exister comme artiste et faire connaître notre travail, ce que l’on a appelé pour décrire cette période : « les compagnies à créateurs ».
Ce n’est pas par défaitisme que j’exprime cet état de fait, cela reflète une réalité socioculturelle qu’il ne faut pas occulter, car elle a orienté la suite de mon parcours. Et malgré cette crise, rien n’a pu casser mon élan de création. Ces années ont été capitales, car elles sont le fondement de ce que je suis devenue aujourd’hui. Je ne pourrais réaliser les projets que l’on m’offre maintenant sans l’expérience que j’ai acquise grâce à ma compagnie, qui a été ma planche d’essai, mon territoire de création. Cette compagnie, sans laquelle les idées ne se concrétiseraient jamais, est encore aujourd’hui mon puits de rencontres renouvelées avec le public et ce qui me détermine comme artiste.
Or, j’ai remarqué que les artistes depuis les 20 dernières années sont fragilisés et obligés de « livrer la marchandise », c’est-à-dire de fournir, dans l’immédiat, les preuves de leur légitimité. À cette précarité s’ajoute la difficulté à trouver des partenaires dont les choix ne seraient pas dictés uniquement par des contraintes économiques.
Si l’on constate qu’aucune prise de risque n’est prise par ceux et celles qui seraient censés promouvoir les œuvres singulières, c’est probablement parce que les critères sélectifs sont d’une autre nature que ceux de la recherche « objective » de la singularité.
J’ai choisi de bousculer les spectateurs sans pour autant tomber dans la provocation. J’ai choisi d’être indisciplinée. À travers des créations contemporaines qui explorent les contradictions et la dérive de l’Occident.
L’hybridation des éléments est ma marotte, dans la création de nouvelles formes narrative. Depuis 1991, je me concentre sur la scénographie immersive pour mes créations. J’ai utilisé une approche multidisciplinaire impliquant des concepteurs venus de différents horizons artistiques tels que la danse, la musique live, le cinéma, les arts visuels et le multimédia. Briser le quatrième mur était une obsession ainsi que plonger le spectateur dans une expérience sensorielle. Dans cette recherche constante, j’ai utilisé différents éléments comme la conception sonore surround, ambiophonique.
J’ai utilisé des projections vidéo sur de multiples écrans, les images dans le but de donner au spectateur le sentiment d’un rêve éveillé. Je réalise que mon esprit imaginatif ne se réconcilie pas toujours avec le monde concret dans lequel je vis. Ainsi donc, j’utilise les projections et les nouvelles technologies comme un langage poétique, onirique et abstrait, proche d’un monde irrationnel dans lequel mon imaginaire se retrouve, en dialogue avec un scénario délivré par des acteurs ou une performance musicale sous une forme tangible sur scène afin de trouver l’équilibre.
L’absence de scène traditionnelle à l’italienne pour le spectacle Jusqu’à ce qu’on meure et l’accessibilité directe au décor déstabilisent les spectateurs et les engagent dans une autre forme de contact — une forme participative et active, favorisée par des sensations tactiles, sonores et visuelles.
Ce genre de projet bouscule nos façons de faire, mais procure une recherche fort intéressante sur les mécanismes de construction narrative dans un espace immersif, là réside pour moi l’aventure sensorielle et le but du spectacle immersif. La spatialisation sonore et les éclairages guident subtilement le regard du spectateur. Par moment, il doit choisir entre deux scènes qui se déroulent parallèlement. Il choisit sa position dans l’espace lui procurant soit une proximité avec l’action ou une distance qui lui permette une vision en plan large. Le spectateur est à la fois témoin et acteur par sa seule présence.
De fil en aiguille, comme j’intégrais des musiciens sur scène dans mes spectacles, mes amis musiciens m’ont demandé de faire la mise en scène de leurs concerts. Ça a commencé avec Beast, puis les Valaire, Karkwa, Louis-Jean Cormier, Patrick Watson, et bien d’autres. Je devais aussi pour la plupart concevoir les décors. Et dans certains cas, j’ai exploré des projections avec de nouvelles technologies.
La place des femmes dans mes créations
Dès ma sortie du conservatoire, j’ai condamné la sous-représentativité des femmes sur scène, au cinéma et à la mise en scène. C’était un monde d’hommes. Je me suis attaquée aux clichés qui enferment les femmes dans des rôles traditionnels, aux stéréotypes qui nous limitent et nous cantonnent dans l’intime, comme si nous étions incapables de raconter autre chose.
De 1991 à aujourd’hui, les femmes sont au centre de mes créations.
En 2009, un ami proche, grand chorégraphe de Montréal et acclamé en Europe pour ses œuvres subversives et novatrices, m’a demandé de l’accompagner dans son processus d’attente pour une transplantation pulmonaire. J’ai décidé de tourner ma caméra sur le quotidien d’un homme qui attend l’appel du docteur pour une greffe… une salle d’attente vers la vie ou la mort. C’est devenu un journal intime qui n’accepte ni tabous ni destin.
Le film est sorti en 2011 à la clôture des Rendez-vous du cinéma québécois, figurait sur la liste des immortels au MoMA à New York, a été présenté à HotDocs à Toronto, au Raindance Festival à Londres, à Sidney, à Hambourg, à Munich, à Tel-Aviv, à Singapour, à Helsinki et à Copenhague. Ce film parle de notre désir d’immortalité, de la dignité du corps humain et de l’esprit.
J’ai, dans ce film, réuni et allié mes passions, celle de la dramaturgie, dans l’écriture du scénario et le montage, la réalisation et la mise en scène. J’ai, de plus, produit ce film moi-même avec une bourse du CALQ et une bourse de Prim qui m’ont permis de louer les équipements pour les tournages, de louer une salle de montage et un studio de son, et avec un emprunt personnel à la banque pour couvrir tous les frais de postproduction. Je ne regrette pas de l’avoir fait, car l’occasion de réaliser un premier film était unique. Ce projet de long métrage documentaire a été une aventure humaine et artistique.
Je suis devenue le point de vue du spectateur dans l’intimité d’une situation extrême.
Après le film, et après son opération, nous avons décidé de créer un duo intitulé What’s next. Unis par l’art et l’amitié, nous avons créé un espace dans lequel la créativité apparaît comme un acte vital.
Conclusion
J’ai un parcours que l’on pourrait qualifier de singulier, polymorphe et non conventionnel. Les frontières poreuses entre chaque discipline que j’ai expérimentée définissent mon travail.
J’ai été associée au théâtre de création marginale, participé comme comédienne à des séries télés conventionnelles et à des cabarets d’humour politique avec les Zapartistes, réalisé deux documentaires et mis en scène des concerts de musique autant dans des petites salles que dans des grandes, participé à des variétés telles que les Galas de l’Adisq et le gala du cinéma.
Je me suis souvent retrouvée devant des prises de position éditoriales en raison de mon poste de direction artistique sur des projets grand public. Car je défends et je crois qu’on peut être exigeant sans être hermétique autant en culture populaire qu’ailleurs. Être exigeant est synonyme de la confiance qu’on porte à l’intelligence du spectateur en élevant la forme et le propos au-dessus d’une lecture facile et banale. Être exigeant, c’est faire confiance à notre imaginaire collectif, qui n’est pas calqué sur des modèles mercantiles ou commerciaux que je surnomme la monoculture artistique, mais qui est au goût aussi divers, bigarré et complexe du monde dans lequel on vit.
Dans l’intime, la création est un acte de foi, un choix de vie et un état d’esprit, une réflexion psychique, émotive et philosophique. Dans la sphère publique, l’art est pour moi une façon de mesurer l’avancement d’une société. Or célébrer et honorer la création relève de la part des décideurs d’une intelligence et d’une vision culturelle fortes. Ultimement, l’artiste veut créer un dialogue avec le spectateur, en présentant des objets pertinents et singuliers. Assurer le dialogue sous toutes ses formes, subversives, humoristiques, dramatiques ou symboliques, dans des recherches narratives et esthétiques toujours renouvelées, là est mon souhait.
Être indiscipliné, c’est sortir des sentiers battus et être sans compromis. J’ai choisi d’être indisciplinée et féministe. « Indisciplinée » pour jouer sur les mots bien sûr, mais aussi pour indiquer que ma démarche s’en prend au conformisme et à la rigidité, qu’elle s’applique à casser les codes jusqu’à faire bon ménage avec la peur, s’il le faut.
Tandis que je poursuis simultanément de multiples projets, l’actrice, la metteure en scène et la cinéaste existent toujours en même temps; … et parce que je me donne ce droit, sans attendre de permissions, sans me contenter du chemin déjà tracé. Suivre sa propre voie exige une combinaison aigre-douce d’insouciance et de colère. J’ai choisi de sortir des chemins balisés par le rationalisme et le productivisme.
L’art et l’imaginaire sont pour moi, les véhicules pour exprimer la déferlante envie d’indépendance, de liberté et de valeurs humanistes auxquelles j’aspire. À ce titre, le féminisme est indissociable de mon engagement artistique et citoyen.
Quant aux frontières entre le privé et le social, elles ne peuvent que s’effacer. L’amitié, l’amour familial, mes collaborations avec des amis artistes, tout est susceptible de s’inscrire dans ma démarche artistique, d’être vécu éventuellement dans le prisme transformateur de l’art. De plus, le corps dans mon travail doit être exposé, généreux, chercheur, combatif et aussi actif que la pensée. Sans pudeur ni inhibition. Une théâtralité-limite désacralise l’intimité ou la sexualité, nous renvoie à nous-mêmes. À nos interdits. En nous éloignant des stéréotypes qui nous emprisonnent comme artistes.
Imposer sa volonté propre en dépit des oppositions est mon moteur. Les œuvres subversives et novatrices sont ma nourriture intellectuelle, affective et psychique, des œuvres qui n’acceptent ni tabous ni destinées prévisibles. S’insurger et être téméraire dans le sens d’audacieux est la devise que m’a transmise mon amie Hélène Pedneault, et quand l’irrévérence me manque, je pense à elle.
Je nous souhaite de connaître un jour la dignité d’êtres tous égaux, pour qu’enfin on s’illustre à la hauteur de ce que nous sommes, des rêves et des idéaux qui nous proclament libres.
Brigitte Poupart