LES PRIX GASCON-THOMAS 2025

Discours de ahdri zina mandiela récipiendaire du prix Gascon-Thomas 2025 pour l'ensemble d'une carrière

Discours prononcé sur la scène de la salle Ludger-Duvernay du Monument-National, le 21 mars 2025.

Bonsoir, je suis heureuse d’être ici en personne à l’École nationale du théâtre.

Avant de parler de la réception de ce prix, j’aimerais donner un peu de contexte sur la façon dont je suis arrivée ici.

J’aime me qualifier d’enfant de la diaspora noire ; j’ai été arraché de manière volontaire de l’île de la Jamaïque il y a plus de 50 ans  : oui, c’est jusqu’à cette époque que je remonte, mais je ne vais pas m’attarder là-dessus.

J’ai grandi à Toronto, une ville en plein essor et toujours en expansion. Devenir adulte à Toronto signifie que j’ai appris à connaître ses rues mieux que le centre-ville de Kingston, la ville où je suis née.

À Toronto, j’ai grandi avec les changements démographiques et j’ai évolué. Au rythme des nouveaux visages immigrants qui arrivaient sans cesse, nous avons appris à vivre ensemble, côte à côte, dans nos maisons, nos rues, nos écoles et nos lieux de travail, des endroits définis et identifiables par les paroles, la nourriture, les façons de marcher et d’autres coutumes uniques que chacun de nous apportait et se battait pour préserver. Se battre pour les préserver, car sans elles, nous aurions été perdus. Voyez-vous, notre connexion avec la maison, aussi ténue ou obscure soit-elle, et même lorsqu’elle s’estompe, a toujours été et reste la seule constante entre d’où nous venons et où nous sommes.  La nature de l’immigration est toujours de traverser un pont qui sépare là-bas et ici, la maison et l’éloignement, l’extérieur et l’intérieur, le moi ou le nous et les autres  !

Mais j’ai eu la chance de rêver entre le fossé de la Caraïbe et mon nouveau Canada et de réinventer des façons de m’ancrer et de trouver de la chaleur dans ce climat souvent froid, des façons de briller au milieu des foules de visages multicolores (dont la plupart étaient considérés comme des minorités invisibles), des façons de me raffiner et de devenir celle que j’étais destinée à être, même quand j’escaladais les pentes pour aller chez ma grand-mère, ou que je me baignais dans les rivières qui reliaient la campagne à la ville, ou encore ce moi qui, à 13 ans, s’est émerveillé devant l’un de nos plus grands poètes : Claude McKay.

Et j’ai grandi pour devenir l’artiste que je suis aujourd’hui. En vivant, en travaillant, en rêvant mon identité caribéenne à Toronto, j’ai innové des styles de poésie et d’art de la performance qui n’auraient pu venir que d’une fille des Caraïbes, qui, par force ou par désir, s’est accrochée à ce qui l’a nourrie, à ce qui l’a forgée, à ce qu’elle a reçu à la fois de la maison d’ici, entre la mer et la maison dans les tranchées de la sombre diaspora  !

Cette nature presque duplique (mais plutôt fourchue) de nourrissement est ce que je porte maintenant dans ma vie et dans mon travail. Après plus de 45 ans à explorer le théâtre indépendant et la poésie, à enregistrer, performer, diriger, fonder et gérer une compagnie de théâtre pendant 23 ans, où des artistes, qu’ils soient jeunes ou chevronnés, venaient se nourrir de formations, de collaborations stimulantes et d’expériences artistiques innovantes qui ont fait et continueront de faire la renommée des arts de la scène de b current, je me trouve aujourd’hui, pour ainsi dire, dans le monde.

J’ai passé mes premières années en tant que poète, levant le poing et le cœur lors de rassemblements politiques ; écrivant des poèmes pendant mes cours de physique tout en étudiant la biologie, puis la psychologie et la linguistique à l’université. Par la suite, j’ai accepté une invitation à rejoindre la jeune compagnie de Black Theatre Canada à la fin des années 70. Plus tard, j’ai trouvé un travail indépendant en tant qu’artiste de théâtre noir. À cette époque, c’était parfois comme s’enfoncer dans de la boue épaisse ou du sable mouvant. J’ai donc choisi de « retourner chez moi » et j’y ai vécu pendant près de deux ans. Là, en Jamaïque, au début des années 80, j’ai écrit et joué dans quelques spectacles, j’ai assuré la régie de la « pantomime nationale » annuelle, j’ai enseigné la danse et la création théâtrale, fait des tournées dans les Caraïbes, animé des ateliers dans diverses disciplines artistiques, et j’ai découvert que j’adorais la mise en scène. Je suis ensuite retourné « chez moi », à Toronto, cette ville que je connaissais si bien, pour continuer à développer ma carrière, sans savoir que le mentorat artistique et l’accompagnement allaient devenir une part essentielle de ce parcours.

De 1985 à 2016, si vous êtes ou étiez un jeune artiste noir en émergence, en développement ou en train de prendre racine dans la performance en direct, plus particulièrement dans le théâtre vivant à Toronto et au-delà, vous êtes passé.e par mes mains… Cela signifie que le travail que j’ai accompli en tant que poète, créateur indépendant, metteur en scène, dramaturge ou directeur artistique de B Current Performing Arts ; l’ensemble de mes activités au cours de ma carrière artistique a directement ou indirectement influencé et façonné votre parcours artistique, surtout à ses débuts. Et pour bon nombre de ces artistes, cela a eu un impact bien au-delà, dans l’évolution de leur travail à maturité.

Je tiens cette vérité dans mes mains aujourd’hui, alors que je vois fleurir le travail de nombreux artistes dans leur évolution. Je tiens cette vérité alors que beaucoup de ces artistes reflètent des formes d’écriture que j’ai innovées, comme le théâtre dub. Ou ils reflètent mes styles de mentorat, qui étaient le socle des arts de B Current. Au fil des années, jusqu’à aujourd’hui, de nombreux jeunes artistes viennent vers moi, de manière formelle ou informelle, pour exprimer leurs remerciements et reconnaître l’échange  : leur croissance et la mienne.

En acceptant ce prix, je dois reconnaître une immense ambivalence  ; en fait, mon acceptation de ce prix de carrière Gascon-Thomas de l’École nationale de théâtre du Canada a suscité bien plus que de l’ambivalence.

Quand j’ai dit oui et accepté de me rendre à Montréal à nouveau (quelque chose que je fais depuis mes débuts en tant que jeune artiste dans les années 1970), j’étais enthousiaste à l’idée que les jeunes artistes en formation de l’école m’aient choisi. Des artistes en formation qui ne m’avaient pas rencontrée et ne connaissaient peut-être même pas mon travail avant cette rencontre. Plus tard, en réfléchissant à ce que j’allais inclure dans un «  discours  », mon excitation d’avoir été choisie pour ce prix a fait ressurgir des souvenirs de mon premier voyage à Montréal  : en tant qu’invitée à la première conférence canadienne des arts noirs en 1980. Oui, j’étais et suis toujours excitée d’être ici à nouveau. Mais j’ai failli ne pas venir.

Eh oui, j’ai presque décidé de ne pas venir à cet évènement marquant qui rend hommage au travail de ma carrière. En fait, il est possible que je ne sois jamais revenue à l’école, car cela m’a rappelé la première fois où j’ai mis les pieds dans le bâtiment principal de l’École nationale de théâtre. C’était un après-midi d’automne frais en 2017…

Je traversais Montréal, peu de temps après avoir terminé les répétitions pour la production de la Confédération Centre National Young Company à Charlottetown cette année-là… (ironiquement intitulée Dream Catchers). Bref, Alisa Palmer était la directrice artistique du programme de comédie à l’époque, et elle voulait que je rencontre certains étudiants et que je découvre l’espace, car elle envisageait que je travaille avec un groupe d’étudiants sur un cycle de création collective. Eh bien, ce samedi après-midi frais, je suis entrée dans le bâtiment principal de l’ÉNT et j’ai été techniquement « arrêtée » par l’un des agents de sécurité. Apparemment (selon cet agent), je ressemblais à une jeune visiteuse qui avait récemment causé un mécontentement dans le bâtiment. Le résumé de l’histoire est que l’agent de sécurité a suivi une série de formations et a été transféré ailleurs. Quant à moi, j’ai travaillé avec l’école sur un premier projet qui a été légèrement dévié, mais pas gravement blessé, par la pandémie récente. Je suis heureuse de dire que toutes mes 13 cohortes COVID ont obtenu leur diplôme et que beaucoup d’entre eux travaillent désormais dans l’art de leur choix.

Je parle de ma première venue à l’ÉNT parce que je ne réalisais pas que ce traumatisme (de cette rencontre à l’époque) vivait encore dans mon corps. Il semble que je portais une mémoire corporelle qui a refait surface avec une telle intensité la semaine dernière  : mon corps, mon esprit et une partie de mon cœur se sont sentis brisés toute la semaine dernière, jusqu’à cette semaine.

J’ai vraiment envisagé de ne pas revenir ici, d’envoyer une excuse sincère et tout le reste. Mais je savais aussi que surmonter des expériences traumatiques ne se fait pas toujours de la manière dont on l’imagine. J’ai pensé que réussir à travailler ici serait une forme de rédemption (et ça l’a été), mais travailler ici et même parler de ma rencontre n’ont pas effacé ni « réparé » mon premier jour sur le campus.

J’ai travaillé sur de nombreux projets à Montréal, y compris quelques-uns à l’école, depuis ce premier jour ici… Tout cela parce que j’ai persisté, en allant là où je pensais vouloir être. J’ai continué à apporter mon être et l’art que je créais ou que je canalisais, ou sur lequel je collaborais, conseillais ou même spéculais.

Et je pense que c’est mon message pour vous ici, à l’ÉNT, maintenant  :

Mon intention était littéralement de repousser certaines idées et conceptions limitantes qui peuvent, et qui souvent, emprisonnent notre travail dans des coins où notre art cesse d’être une expérience vivante  : un reflet du quotidien, du passé, du présent, du futur, des rêves et des désirs, des espoirs et des réussites  ; chaque fois une expérience vivante qui nous élève au-delà du quotidien, qui nous fait rire, pleurer, pleurer ensemble, célébrer en masse et en costume… Car lorsque nous partageons une expérience artistique, nous invoquons consciemment et inconsciemment, et par tous les moyens viscéralement, chaque fois, ce lien parfois insaisissable qui nous relie tous. Et, plus important encore, ce qui nous donne envie de nous connecter  !

Ici, à l’ÉNT, j’ai vu non seulement les jeunes que je pourrais influencer avec des idées d’exploration originales et familières à travers le travail de formation prévu, mais aussi les artistes expérimentés avec qui je pourrais collaborer. Tout au long de ma carrière, j’ai exploré les engagements artistiques, en particulier mes projets de collaboration, comme des expériences d’apprentissage continu sur nos chemins collectifs.

Ma quête constante en tant qu’artiste est cette impulsion profonde que je vous transmets  : avoir et apprécier de nouvelles expériences. Celles qui se tissent dans votre vie alors que vous plongez la tête baissée, les yeux grands ouverts, cherchant, comme nous le faisons toujours en tant qu’artistes.

Et même si, dans ces années plus matures, je me dis  : «  Je travaille sur quelques projets de chant du cygne avant de prendre ma retraite artistique  », je continue en réalité le travail qui m’a fait ne jamais regretter le fait que l’art m’a saisi dès mon plus jeune âge et m’a revendiqué comme un travailleur pour cette cause. La cause d’illuminer les ténèbres, de faire la lumière sur le quotidien, d’élever notre monde un peu plus à chaque expérience artistique.

Merci aux étudiants ici et à l’ÉNT d’avoir ouvert cette porte pour honorer le travail de ma carrière. Merci de m’avoir accueillie dans ce bâtiment  ! !

 

ahdri zina mandiela